Time, ou Shi Gan - 타임, de Kim Ki-duk (2006).


Chronique d'un film-trauma.

Entre Breaking the Waves de Lars Von Trier et une version De Palma-isée de Face/Off de John Woo, ce film sur la jalousie maladive en relation amoureuse révèle le tabou de la honte déshonorante des sociétés asiatiques.

Sa-Hee, jeune femme rongée par la jalousie, ne cesse de vouloir modifier son apparence, son corps, afin de retrouver le regard de son compagnon, faire en sorte que ce dernier n'ait d'yeux que pour elle. Le visage module, le corps change, les cris et les larmes s'intensifient néanmoins.
Un sourd chaos étouffe le couple jusqu'à un point de non retour.
Préparez-vous, l'esprit sera mis à rude épreuve.

Kim Ki-Duk, dans sa mise en scène du désir vampirique, l'appropriation de l'autre jusqu'à la possession totale, convoque tout autant Hitchcock que Lynch et drape le tout d'une ambiance proche du American Psycho de Mary Harron.
Le cinéaste sud-coréen mêle sitcom hyperréaliste et rom-com dépressive, à la manière du Eternal Sunshine Of The Spotless Mind de Michel Gondry, s'échappant dans les méandres du subconscient et finalement du surréalisme.
Ici, dans ce troublant lieu narratif, tout n'est que dialogues réminiscents des tragédies shakespeariennes, magnétisme d'architecture moderniste, et écho de design intérieur, de motifs intimes.
Le film signe, saigne, chaque plan comme des œuvres qui, mises bout à bout, construisent l’édifice monstre de ce dédale-gigogne, mosaïque infernale dont chaque pièce aspire la rétine, torture l'esprit.

Time est également une infectieuse réflexion sur l'histoire des arts, avec ses musées à ciel ouvert où on prend des photos de l'éphémère dans l'esprit de la Nouvelle Vague Française, la proposition lance la question lancinante: ne sommes-nous que des humains ?
Nous contemplons l'impasse, le sol se dérobe, le vertige pousse au traumatisme, le réel s'échappe et nous malmène.

Regard clinique cronenbergien sur les violences domestiques, le film nécessite néanmoins une contextualisation biographique: Kim Ki-duk, le cinéaste, est un abuseur dans la vraie vie, et peut être rangé au rang des artistes problématiques comme Polanski.

Glacé comme du James Gray première époque, le triangle amoureux “à deux” floute les limites de la réalité et de la folie, dans une dynamique minimaliste intimiste proche du cinéma de Pedro Almodovar (c.f. La Piel que Habito, postérieur à Time).

La scène du bateau donne le mal de mer, les rencontres au café, dans l’appartement de speed-dating, évoquent les carcans d'un modern dating aliénant à l'aube d’internet.
Une dimension qui bascule dans l’absurde au moment du date à la salle de tir à balles réelles, où le couple tire sur des silhouettes dans un écho au drame qui pourrait advenir s'ils décidaient de changer cible (sous-entendu: s'entre-tuer).

Examen des rôles de genre dans ce qu'ils trahissent de la duplicité de l'autre (Seh-lee / Sai-lee), ce drame-thriller caméléon va jusqu'à embrasser l'horizon Verhoeven, à la lisière du voyeurisme et de l’érotique, et traite du deuil, de la solitude ainsi que de la misère émotionnelle qui y sont liés.
Kim Ki-Duk est percutant dans son traitement artistique de la détresse conjugale.

Les séquences continuent cette troublante parade dans un manège insaisissable jusqu'à saisir à nouveau le spectre Cronenberg, d'un point de vue plastique cette fois-ci se glissant insidieusement vers les étendues d'un body-horror lowkey dans cette froide et tranchante prise d’otage à la Haneke, tenant dans sa pellicule tant les personnages que le public.
Face au public, on nous demande: “Quand avez vous pleuré pour la dernière fois?”.
La toxicité se dispute à des environnements d'asepsie. L'espace renferme définitivement ce guet-apens polymorphe et douloureux.

Avec une musique atmosphérique, parfois lyrique, qui sonne comme les mouvements de scalpel d'un chirurgien esthétique, théâtral mais cinégénique, Time est un film qui appelle au traumatisme, tout du moins pour moi et de par mon vécu d'individu sexué, mais surtout dans sa manière de faire se répéter des cycles infernaux, de concevoir une mécanique spiralaire dont chaque courbe rapproche un peu plus du chaos.
On reste sur cette invitation malaisante: “Regardez un DVD si vous voulez.”, imposée par ce cinéaste sud-coréen essentiel mais à évoquer à la lumière de son caractère problématique.

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