La Forêt Interdite (ou Six Singing Women, 唄う六人の女), de ISHIBASHI Yoshimasha (2024).
Projeté en compétition au Festival Kinotayo à Paris, La Forêt Interdite (ou Six Singing Women, 唄う六人の女) commence par une scène de voiture sur une route sinueuse de montagne, filmée et montée de manière extrêmement nerveuse.
Un homme et ce qui semble être son chauffeur sont introduits avec des plans fixes sur un des rétroviseurs et des plans serrés dans l’habitacle. La caméra s’intéresse au visage de Kayashima, dont le niveau de stress augmente exponentiellement à mesure que Uwajima (qu’on n’entrevoit que de profil) fait vrombir le moteur du véhicule jusqu’à un point de danger sans retour.
Puis, le point de vue externe à la voiture se transforme en un plan-drone, dans une imitation de la vision d’un insecte, confirmant qu’une présence naturelle tierce est en quelque sorte témoin de la course effrénée de la voiture et de ces deux hommes, qui incarnent le contrepoint culturel, sociétal à l’arthropode qui vient de prendre son envol.
Le bolide pénètre un tunnel, Uwjima s’allume une cigarette insouciante, irresponsable, puis, au sortir de la pénombre, les deux hommes sont surpris en plein milieu de la route par la présence d’une femme en costume traditionnel et portant une ombrelle. Alors que la voiture fait une embardée pour l’éviter, un plan énigmatique au ralenti montre la femme laisser glisser son ombrelle dans son dos et orienter son corps dans la direction prise par la voiture.
L’immatérialité de cette présence, dont on découvre subrepticement le visage serein, est claire: sur le point de croquer du bout des dents une bestiole de la forêt éponyme, pas une once d’inquiétude ne perturbe son expression, et ce ne sera que bien plus tard que cette vision fantasmagorique trouvera du sens.
Retour soudain dans le cockpit pendant quelques secondes, pendant lesquelles les deux hommes sont pris de court et finissent irrémédiablement leur course en se crashant contre des rochers qui obstruent la route quelques mètres plus loin.
Cut to black et apparition du titre. Des frissons ont parcouru la peau de ce spectateur, bouche bée face à cette introduction visuellement magistrale.
Analepse sur Kayashima et sa partenaire amoureuse, dans une scène de lit conjugal où ils évoquent leur intimité sexuelle et la perspective d’avoir un enfant.
Kayashima n’est pas enthousiaste. On le comprend encore mieux lorsque le téléphone retentit et qu’il apprend que son père vient de mourir.
Peu peiné par cette nouvelle, ayant une relation compliquée avec ce dernier, Kayashima doit quitter la ville et se rendre à la maison de son paternel, dans l’arrière-pays.
Et c’est bien au présent qu’il convient de conjuguer cette relation familiale: malgré ce décès, Kayashima se rend à sa destination, la maison de son père et de son enfance. Une fois sur place, il est immédiatement frappé par les traces laissées par son père, notamment dans une pièce dont les murs sont recouverts d’écritures et de cartes géographiques cryptiquement annotées.
Kayashima, peu scrupuleux de se débarrasser du poids que semble constituer son père, a vite fait de, sans réellement les lire, signer les documents que l’agent immobilier et son collègue représentant commercial (on reconnait Uwajima de la scène d’ouverture) lui soumettent. On pense alors l’affaire pliée, le personnage endeuillé va pouvoir aller de l’avant, retrouver sa vie citadine et sa conjointe. Mais Uwajima se charge de le conduire à la gare de train la plus proche.
On revit la scène d’introduction, cette fois-ci en ayant une caractérisation plus précise, quoi qu’encore neutre, des personnages.
Les deux hommes sont alors pris en otage par 6 créatures féminines. Les choix qu’ils feront impacteront leur capacité à survivre.
Leur opposition de style déterminera leur destinée, entre tragédie et rétribution. Le traitement qu’ils feront des éléments fondateurs de cette forêt qui les retient et dont ils ne peuvent pas s’échapper dessinera la trame d’un suspense oscillant entre danse, hypnose, errance labyrinthique et lâcher-prise.
Avec une proposition difficile à qualifier, qui invite à ressentir le film dans nos corps plutôt que de le voir, ISHIBASHI Yoshimasa, artiste multimédia du mouvement Kyupi Kyupi, transcende le genre du thriller fantastique en se questionnant et en nous interrogeant autour de la fine ligne de démarcation, ou le flou, entre bien et mal.
Grand croyant en la puissance évocatrice des images, héritée selon son propre aveu d’une cinéphilie biberonnée aux films d’Hitchcock ou de De Palma, ISHIBASHI s’en démarque par une mise en scène fondée sur un équilibre des points de vue. Les transitions subtiles entre réminiscences et diégèse frappent par leur naturel.
Dans le film, les femmes, qui incarnent faune et flore, mais surtout des entités reproductrices, nous rappellent que ce sont bien elles qui transmettent les gènes, celles responsables des avancées de l’humanité vers les prochaines étapes d’une histoire biologique commune à tout le vivant.
Plus que simplement écologiste, Six Singing Women fait le choix de montrer crûment une violence jamais gratuite, que cadre un réalisme magique tout en poésie, traversé de moments de grâce, entachée par la cupidité, la masculinité toxique, la couardise et l’appât du gain.
Là où Le mal n’existe pas (悪は存在しない, Hamaguchi Ryūsuke) proposait les mêmes réflexions par le drame social et contemplatif, on a ici affaire à une sorte de trip surréaliste où le merveilleux côtoie l’infâme, la civilisation la folie, l’urbain le sauvage.
Le final, testamentaire, doux-amer et généalogique, suggérera que les voix forestières, guides pourtant muettes des personnages, trouveront leur place dans ce monde évolutif où leur écho silencieux résonnera jusqu’à Shinjuku. Envoûtant.
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