Ainda Estou Aqui, de Walter Salles (2024)
Similairement à Central Do Brasil (seul autre film de Walter Salles que j'ai vu), Ainda Estou Aqui propose une nouvelle exploration de la difficulté du deuil pour les membres d'une famille laissés derrière après une disparition.
Or ici, pas de paternel volatilisé dans la nature, mais un qui est effacé de la "circulation" sociétale : un cas de disparition "forcée" (en anglais "to be forcibly removed" ¹ ), soit l'acte par un appareil gouvernemental ou un groupe belliqueux de séquestrer quelqu'un pour des raisons politiques, nébuleuses et arbitraires. Les étapes suivantes vont de la torture, à l'assassinat, et jusqu'à la non-restitution du corps du défunt.
Cet enfumage, apanage systémique et systématique des régimes dictatoriaux, comme au Brésil entre 1964 et 1985, a pour conséquence, en plus des centaines de milliers de morts², une impossibilité pour les familles, victimes collatérales bien réelles, non seulement de faire leur deuil, mais aussi d'obtenir des réparations. L'administration, historiquement et par essence structure coercitive dissuasive, ne permettant pas un accès transparent ni simple aux documents nécessaires, il en revient quasi-systématiquement aux ONG ou des citoyen-nes lambda d'enquêter pour chercher justice par elleux-mêmes. Le poids de cette charge hante les vies et affecte leurs trajectoires.
Dans ce film à la portée politique au moins égale à Z (Costa-Gavras, 1969), au tact narratologique où la principale maîtresse de la parole est une femme³ (superbe double-Fernanda 🤫), Salles fait le choix de transcrire la véracité historique (Histoire avec une majuscule) par le prisme de l'intimité (histoire[s] avec une minuscule) d'une famille à qui on vole son père-courage⁴. Des repas, aux moments festifs, en passant par les photos prises/collectionnées, les films amateurs tournés avec caméra d'époque, aux chansons écoutées par les personnages en intradiégétique⁵, sans oublier le soin apporté aux décors, aux costumes et à un scénario en trois actes⁶, tout est osculté avec une rigueur documentaire (plans caméra à l'épaule), que contrebalance une mise en scène cadrée avec une grande tendresse, proche de l'élégie à un Brésil qui n'est pas fantasmé, mais proposé à se figurer comme une forme de souvenir, une vérité subjective à partager et autour de laquelle converser/conserver.
En ressortent de magnifiques portraits de garçons/fils, filles/filles, femmes/épouses, dans cette saga ramassée sur seulement 2h18, mais où l'art de donner à ressentir le temps qui passe et celui de l'éllipse font chavirer le cœur de ce-tte spectateur-ice.
N'en déplaise aux détracteur-ices de Salles, Ainda Estou Aqui est là, pour toujours dans mon cœur et mon esprit, superbement vibrant et vivant.
¹ pour aller plus loin: lire la biographie de l'Imam Moussa Sadr
² au niveau mondial ; pour le Brésil, 20 000 personnes
³ rappelant par exemple وهلّأ لوين؟ (VF: Et Maintenant, On Va Où?) Nadine Labaki, 2011
⁴ d'abord député de gauche, puis destitué lors du putsch militaire, le réel Rubens Paiva a dû fuire le Brésil ; à son retour, il mena avec succès une carrière d'ingénieur (là débute la diégèse du film - 1970) tout en aidant en sous-marin ses camarades révolutionnaires, exilés, etc., le transformant en bouc-émissaire parfait pour ces trous du cul de la dictature
⁵ Ainda Estou Aqui - film en 3 actes
I. 1970-71
1) Tension
2) Prise d'otage
3) Départ et renouveau
II. 1996
1) Fin d'enquête
2) Officialisation de la situation
3) Refermer la boîte du deuil
III. 2014
1) Mélancolie
2) Avenir
3) Amour éternel
⁶ en vinyls ; myriade également de mentions d'artistes de l'époque (à l'oral, en poster, sur les pochettes de disques): Beatles, T-Rex, Birkin/Gainsbourg, King Crimson, Gilberto Gil, Gal Costa, Caetano Veloso, ceci attestant du caractère éduqué et raffiné de cette famille prospère dans un Brésil pourtant en proie à la pauvreté - mais ce n'est pas tant l'angle de Salles ici.
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