Simone Barbès ou la Vertu, de Marie-Claude Treilhou (1980)
Dans le cadre du cinéma-club Cinemagora préparé/animé par Hélène Frappat, sous la houlette du MK2 Institut, je découvris, dans une salle complète du cinéma MK2 Beaubourg, Simone Barbès ou la Vertu (1980). Premier film de son autrice, cette bizarrerie (dans le bon sens du terme queer) est un véritable brin d'air frais qui appuie également là où ça peut parfois faire mal.
Fragment d'un monde aujourd'hui disparu (le Paris d'après la 2nde guerre jusqu'aux prémices de l’épidémie du SIDA), le métrage de Marie-Claude Treilhou réussit quelque chose de rare: un suspense psychologique épuré mais plein de gouaille¹, innervé par des dialogues entre punchlines et errances poétiques. Le résultat ? Avant-gardiste :
- le test de Bechdel est validé ni une ni deux dès les premières répliques
- construction en 3 actes, soit une structure d'apparence classique, mais tellement inscrite dans les marges que vous n'avez rien vu ni ne verrez quelque chose de pareil de votre vie
- une réflexion meta sur l'art de faire des films
- une absence de male-gaze
Membre du collectif Diagonale (dont fit partie le mésestimé Paul Vecchiali, ici producteur et monteur), Treilhou aborde son cinéma en tant que contre-Nouvelle Vague. Entre tragédie racinienne en sourdine et niaque des comédies de mœurs à la Molière, Simone Barbès est pourtant éminemment moderne. Les performances des acteur-ices sont criantes de vérité, et maintiennent le public en haleine de bout en bout.
Le premier tiers du film a lieu dans un cinéma porno, où la Simone éponyme et une amie sont ouvreuses. Mais là où des œuvres² nous font pénétrer dans les salles X, Treilhou fait le choix de l’intégrité (du latin integritas, « fait d’être intact, totalité ; probité ») en se focalisant sur le hall du cinéma³, pour donner à voir, à sentir (odorat, mais peut-être aussi une forme de toucher⁴), ce qui se joue lors de ces projections, moments hors-champs, mais surtout hors du temps, dans un lieu-havre qui attire une faune masculine bien diverse. Affublés d’éclairages mureaux en forme d’œil, les murs du hall indiquent sans ambiguïté qu'on est en train de regarder un film nous aussi. Et pas n'importe lequel: un film meta sur le quotidien d'une monumentale badass, à la Akerman (influence évidente mais suffisamment digérée).
Les deux premiers tiers (hall du cinéma, puis club lesbien⁵) constituent un huit-clos, dont ce spectateur-ice ne savait pas s’il allait être possible d’en sortir. C'est en ce sens que Simone Barbès ou la Vertu crée une ligne de fracture (au sens géologique) dans le sol souvent asséché du cinéma français: le public est comme pris-e en otage dans des intérieurs peuplés par des personnages mi-attendrissants, mi-malaisants, que Treilhou filme avec un tact qui lui est propre - en somme, une voie/voix alternative naquit, par le truchement de ce suspense non-identifié, non-identifiable, mais populaire, qui sait parler au plus grand monde.
Pour clore les (mes)aventures de Simone Barbès (du nom du quartier parisien dans le 18e arrondissement), on assiste à un road-trip flash où notre héroïne prend le volant⁶ de la voiture d’un vieux monsieur triste (heureusement inoffensif). Dans une séquence fixe sur l'habitacle, Simone disserte sur le devenir et l’existence avec une verve entre humour cinglant et empathie - à tomber à la renverse.
La nuit prend fin, Simone est arrivée chez elle (comme pour l’intérieur des salles X, son domicile restera hors-champ, art dont Treilhou est maîtresse). On quitte le personnage avec le goût de l'amère impression que tout recommencera la soirée suivante, mais cela sans tire-larmes ni misérabilisme - plutôt de la poésie audio-visuelle au sucre. Les néons de la ville, l’écoulement calme du canal, parachèvent de faire du film une des plus belles mises en scène de territoires urbains⁷ que j'ai jamais vues.
Un chef d'œuvre queer et féministe sensationnel.
P.S: la prochaine session Cinemagora⁸ mettra en exergue Certain Women de Kelly Reichardt (2016), une de mes réalisatrices préférées - un choix qui opère comme une 8ème et finale Grande Action⁹, comme le cinéma rue des Écoles, hôte de deux salles adjacentes: la salle Paul Vecchiali, et la salle Kelly Reichardt, rénovée et baptisée en sa présence en 2021¹⁰. Pas de hasard en cinéphilie.
P.S.²: le film est TRÈS drôle d'un humour non-oppressif
¹ langage Titi Parisien ; Q. Tarantino en a peut-être pris de la graine, et si ce n'est pas le cas, ça lui plairait sûrement, même si c'est un peu un con
² Taxi Driver ; The Howling ; An American Werewolf in London ; The Deuce (série HBO)
³ propositions de jeu avec les mots autour de “hall": “the whole of cinema”, “the hole of cinema”
⁴ récupérer les talons des tickets de ciné, poser son cul sur une chaise, s'adosser contre un radiateur, effleurer une rambarde
⁵ nature trans-versale du lieu
⁶ à l'instar de ce que fera Amy dans The Doom Generation de Gregg Araki (cliquer pour finir en musique)
⁷ à cet égard, je pense aux esthétiques de Michael Mann ou de Nicolas Winding Refn
⁸ le lundi 7 avril prochain, toujours avec les mêmes intervenant-es/angles d’analyse et toujours au MK2 Beaubourg
¹⁰ à l’occasion de la promotion de First Cow (produit en 2019) mais distribué 2 ans plus tard, pandémie oblige.
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