Jōhatsu – Into Thin, de MORI Arati et Andreas Hartmann (2024).


Projeté en compétition à la 18ème édition du Festival Kinotayo à Paris, Jōhatsu – Into Thin Air commence comme un thriller nocturne: dans une voiture, deux femmes, menées par Saita au volant, attendent en double file l’arrivée d’un client, avec lequel elles se sont organisées pour l’exfiltrer.
De quoi ? Pourquoi ? Depuis quand ? On l’apprend après que ce jeune homme, essoufflé d’avoir ainsi couru pour sauver sa vie, entre dans le van.
Derrière son masque chirurgical, qu’accentue le flou sur son visage, on devine facilement le contexte pandémique du COVID-19, mais surtout cette nécessité de rester anonyme. Rassuré par ses “passeuses”, il confie que s’il doit prendre la fuite, pire, disparaître, c’est parce que sa petite amie, qui initialement n’était qu’ «un petit peu jalouse», l’a mis sous emprise.
S’évaporer, donc, comme environ 80 000 japonais tous les ans, était une réelle question de survie pour lui au moment du tournage de ce documentaire.
Saita est la cheffe opératrice d’une entreprise de “déplacement nocturne/déménagement de nuit”, comme il en existe beaucoup d’autres, jeu de l’offre et de la demande oblige.
Le but est simple: relocaliser, proposer une table rase, offrir une page blanche à des personnes qui, plus ou moins volontairement, par contrainte ou soif de trouver une liberté qui leur fait défaut, en somme, dans une logique de réinvention de soi, décident de prendre la poudre d’escampette.
Certain.es font appel aux entreprises sus-mentionnées, d’autres se débrouillent seul.es. 
Dans une galerie de portraits organisée tel un casting-choral, on retrouve en fil rouge la fameuse Saita, un détective privé embauché par Goto (une mère dans une impasse administrative qui cherche son fils), un jeune couple sans nom qui vivote en travaillant en sous-marin dans un love-hotel, Kanda (un clopeur accro aux jeux d’argent qui a pris la fuite il y a 37 ans [au moment du tournage, ndlr] pour échapper à la mafia), et Sugimoto (dont le sentiment de déshonneur lorsqu’il a fait banqueroute dans son entreprise l’a mené à quitter femme et enfants). Ces noms ont pour la plupart été changés, évidemment, mais cela n’entache en rien la vérité criante des témoignages.
Le phénomène des «évaporé.es» au Japon a ceci de particulier que, non seulement il atteste d’un malaise civilisationnel national presque endémique, mais il est aussi protégé par l’institution : la loi sur la protection des données personnelles empêche celles et ceux qui se mettent à la recherche de disparu.es d’obtenir de quelconque information ; les autorités ne contactent les proches que si les retrouvé.es sont lié.es à un accident ou à un crime. 
Pour rendre compte de la complexité du phénomène, les réalisateurs ont d’abord créé une ambiance visuelle, un ton respectueux propice à la solennité du sujet.
Les lumières des villes, des habitats, des quais de gare, des routes, mais aussi les tombées de nuit et les couchers de soleil, sont captées avec toutes les nuances possibles sur la palette des teintes, comme il existe une myriade de situations particulières de «Jōhatsu».
Le sound design, minimaliste, convoque des percussions traditionnelles et n’intervient qu’à des moments charnières, dans une justesse émotionnelle qui évite le pathos ou le misérabilisme.
L’autre atout du film est sa force verbale.
On sent la place et la liberté qui sont laissées aux Évaporé.es de partager face caméra des tranches de vie, entre réminiscences (temps passé), description du quotidien (temps présent), tentatives de bilan (combinaison du passé et du présent) et projections vers l’inconnu/l’au-delà (temps futur). Ces réflexions temporelles sont magnifiées par un sens de la géographie très bien retranscrit, comme évoqué plus haut. L’espace territorial nippon est rendu dans sa diversité, sa richesse, comme le sont les destins de chaque personne représentée dans le film, mêmes si à l’heure actuelle, beaucoup restent insaisissables, ont été perdu.es de vue, voire se sont évaporé.es de nouveau, comme l’a expliqué au public MORI Arata, co-réalisateur présent à la séance.
Alors que le sujet préoccupe directement le Japon, le documentaire d’Hartmann et MORI reste paradoxalement privé de projection dans le pays, comme un interdit et un tabou persistant, indéboulonnable.
Heureusement, son caractère rayonnant, solaire, lui permet de faire son petit bonhomme de chemin à l’étranger. Il questionne notre réalité et aborde avec un humanisme touchant, universel, la notion de «nouvelle normalité», ce mirage qui travaille tout un chacun: n’avons-nous pas toutes et tous, à un moment ou à un autre, contemplé le vide et le plein à l’idée de disparaître pour tout recommencer? 
Le projet ne fait apparaitre que le sommet de l’iceberg, mais suite sera peut-être donnée, tant de rushs n’ayant pas pu être utilisés, et tant certaines situations d’évaporation n’auront pas été évoquées, notamment celles des personnes LGBTQIA+.

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