The Texas Chainsaw Massacre, de Tobe Hooper (1974): chronique expérimentale.

 


{initialement publié en novembre 2024}

Comme tout adolescent-e de ma génération, à l’époque du collège, je me suis intéressé-e aux films d’horreur. Je lisais avidement les ouvrages 80 Plus Grands Succès… ¹ , de Pierre Tchernia, au CDI. C’était également une période compliquée pour moi: victime de harcèlement au collège, je vivais temporairement chez ma grand-mère, en attendant que la nouvelle maison, qui devait accueillir notre famille nucléaire, soit prête. Ce fut la période où, après ne pas avoir pu voir mon père pendant de nombreuses années, je pus nouer des liens avec lui, comme il était souvent chez sa mère, soit ma grand-mère. Comme mon père communiquait uniquement avec moi à travers le cinéma (la culture en général), nous allions souvent en magasin de déstockage ou en vidéo-club pour trouver des films (à voir) ensemble. Sous son chaperonnage, je découvris moultes chefs-d’oeuvre, avec une pointe d’amertume, embarrassé de me rendre compte que, de mon père, je ne pouvais guère attendre bien plus que ces partages d’oeuvres d’art, alors que je cherchais, d’une figure tutélaire, un “Je t’aime” ou “Je suis fier de toi”.

Bien que le comportement volubile de mon père ait été très écrasant à gérer pendant quasiment 20 ans, dans mon souvenir de cette époque, il cherchait vraisemblablement à m’épater. C’est ainsi que boulevard du 14 Juillet, à Troyes, nous louâmes un film en VHS dans une édition René Chateau: Massacre à la Tronçonneuse. Nous visionnâmes le film ensemble, dans la chambre que j’occupais à l’étage, l’ancienne chambre de mon père. Ce lieu “entre-deux” symbolisa le rapprochement que je souhaitais avec lui, mais aussi le fait indéniable qu’il y aura toujours tant d’écart entre nous. Lorsque le film prit fin, je me souviens du silence en moi: un état proche de la tétanie, où, bloqué-e par la subjugation, je ressentis quelque chose d’historique, de monumental. Un aperçu fugace d’une forme d’horreur pure le disputait à une forme de libération cathartique. J’avais trouvé ce film si dérangeant, non pas pour son gore (presque inexistant), ni ses effets (son montage, ses cadrages, son sound design), mais par sa portée symbolique: cette parabole de la violence, voire du viol, marqua un jalon dans ma vie, dont je n’allais prendre conscience que bien plus tard. Profondément marqué-e par ce visionnage, je refoulai ces images dans un coin de ma tête, et partis vers des contrées davantage directement accessibles à mon cerveau en formation. 

Lorsque que Massacre à la Tronçonneuse est ressorti en salles l’été dernier, j’ai eu envie de me confronter à ce trauma. Ça eût lieu au Grand Action, rue des Ecoles, à Paris, alors que je vivais à nouveau entre deux logements. Ces salles de cinéma sont un réel refuge, mes chambres de décompression amovibles, comme les pièces du film Cube²: de salle en salle, de film en film, je prends soin de mon sentiment d’appartenance au 7e Art, et à ce monde. Un après-midi de cet été-là, donc, dans la salle Kelly Reidchardt, en pleine semaine, la salle était quasiment pleine. La projection commença par un bug en cabine: le déroulé textuel lu par John Laroquette³ fut lancée en VF, ce qui suggère que c’était le 4K de chez Carlotta projeté numériquement. Après ce couac, on revint au tout début, bien en VO cette fois-ci. L’effet d’annonce, cette mise en garde, du pré-générique me fit instantanément entrer dans l’écran. Depuis les plans Polaroid sur des corps en putréfaction⁴ aux news à la radio⁵, depuis cette sculpture en macchabées d’un gore ritualistique⁶ à ce générique d’ouverture expérimental d’un rouge proleptique⁷, je fus profondément marqué par le sound design et la qualité de l’image, moi qui avais comme souvenir le grain de la VHS, avec ses brûlures de cigarettes, signe du montage entre deux bobines. Ce lien au tissu même de ce qui constitue un film (ou pellicule, en anglais), même si la belle copie restaurée apporte une grande profondeur à chacun des plans, c’est une chose que je chéris: j’ai grandi avec les bandes des K7 audio, des VHS ; l’analogue versus le digital. En ce sens, le chef d’œuvre initial de Tobe Hooper a été pour moi une porte d’entrée redécouverte, comme un jardin secret, me menant vers une reconnexion au terreau de ce qui fait ce que j’aime dans le cinéma: son impact sur les spectateur-ices. Ainsi naquit une idée simple: devenir cinéma-thérapeute, où je discuterais avec quelqu’un de manière suffisamment confessionnelle, dans le cadre d’un consentement éclairé, pour lui suggérer un/des films, qu’il/elle visonnerait, puis nous discuterions du film ensemble pour guérir/grandir ; cette pratique pourrait aussi s’appliquer pour des traumas causés par un film donné: un revisionnage en ma présence, pour accompagner la personne, pour redécouvrir le film en communauté, pour réparer les dégâts par la parole, le partage, et offrir au patient/à la patiente des perspectives nouvelles sur le film abordé. 

A la suite de ce visionnage à Paris, je me pris d’une obsession encore actuelle pour le film. Je fis quelques recherches. Dans un épisode du podcast Sleazoids, les animateurs parlent du rapport méticuleux entretenu par le film avec la nourriture. Bouleversant, proche du genre home invasion, le film recèle d’un sous-texte marxiste⁸. Est évoquée l’importance des road trips jalonnés par ces restaurants inquiétants de bord de route. Le sound design est qualifié de “dégueulasse”, et le film de “nihiliste”. La boutade “Vous aimeriez ce film seulement si vous ne saviez rien dessus” est pertinente dans le cadre de montrer ce film à quelqu’un pour la première fois. La bande-annonce de l’époque est explicite: ”C’est aussi réel, aussi intime, aussi terrifiant que si vous y étiez. Même si un seul d’entre eux survit au Massacre à la Tronçonneuse du Texas, après que vous aurez crié, vous commencerez à en parler”. Le film, indépendant, a coûté 100 000 dollars seulement pour le tournage, le reste ayant été utilisé pour le processus de montage. TCM serait, selon les podcasters, “le Parrain du genre slasher, une expérience énigmatique et abstraite, où l’image sale et texturée, issue de la pellicule 16 mm, a été adaptée pour une projection en 35 mm (Blow Up, coucou Antonioni), ce qui accentue l’écart entre l’ignoble et le beau. Une déclaration d’amour à son Texas natal, Hooper inscrit son film dans une dynamique à un moment où le cinéma d’horreur américain arrivait en fin de cycle, marqué par le contexte socio-politique.

Curieux d’approfondir le sujet, non pas tant pour décrypter la technique, mais plutôt pour en savoir davantage sur la manière dont les différents spectateur-ices, “victimes” du génie de Tobe Hooper, entretiennent un rapport plus ou moins répulsif avec le film, je proposai à Kinowombat, dont c’est un des films de chevet, de tenter d’aborder la richesse de Massacre sous la forme d’une chronique-interview, en essayant de ne pas être tributaire de l’appareil critique ultra-copieux publié depuis 50 ans, mais plutôt en apportant un éclairage personnel et original du grand-huit que Massacre représente. 

Cela fait 50 ans, depuis 1974, que Massacre, plus ou moins significativement, traumatise le monde. Ayant eu la chance d’obtenir une accréditation pour le FEFFS (Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg, je me rendis là-bas, un mardi 24 octobre. Je commençai mon périple festivalier au cinéma Star¹², avec le magnifique Walkabout (Nicholas Roeg, 1971). Comme un rite de passage, ce festival a immédiatement beaucoup compté pour moi: je n’étais pas chez moi, mais dans la nature, en errance, pour me construire (à la manière des jeunes garçons aborigènes), avec comme points de chute, les salles de cinéma, et un lit superposé dans un B&B, tenu par une businessman éminent de la ville. J’enchaînai avec Wake In Fright (Ted Kotcheff, 1971), comme pour indiquer que j’étais bien arrivé en terre de l’effroyable et des casques pétés. Après une aparté oxygénée sur la place de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg, où, en présence de John McTiernan, je vis en plein air une bonne moitié de Die Hard, ou Piège de Cristal (1988) en VF, je retournai rue du Jeu-des-Enfants, pour mon 4ème visionnage¹³ de Massacre, à 22h15. Présenté par Greg Lauert, programmateur pour le FEFFS, le film commença devant un parterre varié, dont une bonne moitié de jeunes, mais pas exclusivement, pour lesquels ça a été leur premier tour du manège hooperien. 

Je pris un plaisir infini à revoir Massacre dans ces conditions optimales. Des étudiants se regardèrent, et se dirent: “On m’avait parlé de ce film, et maintenant je comprends pourquoi on me l’a conseillé”. J’eus l’intime conviction que mon exploration en terre texane, sous la houlette de celui que maintenant j’appelle affectueusement Tonton Tobe, allait se poursuivre. Le temps me manquant, j’ai néanmoins construit une Pile à lire:

  • Massacre à la Tronçonneuse: Une Expérience Américaine du Chaos, de Jean-Baptiste Thoret, figurant dans l’édition Collector 4K/Blu-Ray paru chez Carlotta

  • Après la Nuit Animale, de Jonathan Palumbo, aux éditions Marest

  • Massacre(s) à la Tronçonneuse: 1974-2017 Une Odyssée Horrifique – Volume 1, de Julien Sévéon, aux éditions CinExploitation

  • Les Territoires Interdits de Tobe Hooper, de Dominique Legrand, aux éditions Playlist Society

  • Eaten At a Chainsaw Massacre – The films of Tobe Hooper, de John Kenneth Muir, aux éditions McFarland

  • Mad Movies n°278, paru en octobre 2014, pour célébrer les 40 ans du film

  • Hors-série Mad Movies Collection Réalisateurs n°34, intitulé Tobe Hooper, le Révolutionnaire de l’Horreur, paru ce mois-ci.


Depuis Strasbourg, j’ai montré Massacre à ma sœur¹⁴, qui, lors de la scène iconique du crochet et de la première mise en image de l’outil éponyme, se tint la bouche, face au choc provoqué par la scène. Il y a quelques jours à peine, je bouclai la boucle de cette obsession infernale, en exorcisant l’Histoire: lors d’une visite chez mon père, le lendemain qu’il m’ait montré Il Trucido e lo Sbirropoliziotteschi d’Umberto Lenzi de 1976, j’ai voulu dialoguer avec lui à travers Massacre. Initialement, je souhaitais qu’on regardât The Texas Chainsaw Massacre 2 (1986), du même Tonton Tobe. Lorsque je lui proposai, je sentis que peut-être, il souhaitait profiter du coffret Carlotta pour revoir le premier film. Après que je lui montrasse Innerspace (Joe Dante, 1987), et après je lui rappelasse l’anecdote de la VHS René Chateau, mon père m’avoua avoir oublié TCM premier du nom: à l’époque, il était préoccupé, et n’avait donc pas prêté grande attention au film ce fameux jour-là. Avant ça, il avait découvert le Hooper par le bouche à oreille, et seulement vu de manière parcellaire, par-ci par-là, chez des copains, et dans des conditions psychonautiques (marijuana). Ni une ni deux, je sortis le blu-ray du coffret, installa mon propre lecteur sur la TV de mon père, moi qui d’ordinaire le laissait toujours être aux manettes. Cette sorte de reprise de pouvoir, je ne la souhaitais pas aux dépens de mon père, une crème de personne et un érudit, mais plutôt envers mon propre rapport aux films, notamment les films-traumas: je me sentais suffisamment équipé-e pour apprécier toute la saveur intellectuelle du film, et pour accompagner mon père dans sa redécouverte, mettant pause parfois, pour lui expliquer certaines choses, particulièrement un plan¹⁵ tellement génial, que Steven Spielberg a demandé à Hooper comment il l’avait réussi. Nous passâmes un moment alchimique de partage équilibré, et j’écoutai mon père me raconter le trip à l’acide¹⁶ qu’il avait pris avec ses copains en 1977, et qui avait duré plus de 17 heures. J’ai senti que mon accompagnement était thérapeutique, comme c’était une des rares fois où mon père se confiait sur son jardin secret. C’est pourquoi j’aimerais officialiser ma pratique en tant qu'art-thérapeute spécialisé-e en cinéma, dans un esprit spirituel jodorowskyien. 

Nous regardâmes la sequel de Hooper, et nous fendîmes bien la gueule… Après tant d’aventures, je resterai à jamais marqué-e par Tobe Hooper, ajoutant son film de jeune premier à mon Top 5 de mes films préférés de tous les temps. Dans ma Pile à Regarder, il me reste à explorer le reste de la saga:

  • Leatherface: The Texas Chainsaw Massacre III, de Jeff Burr (1990)

  • The Texas Chainsaw Massacre, de Marcus Nispel (2003), remake

  • The Texas Chainsaw Massacre: The Beginning, de Jonathan Liebesman (2006), préquel du remake

  • Texas Chainsaw 3D, de John Luessenhop (2013), une suite directe au premier film (39 ans après les évènement, là où TCM 2 a lieu 10 ans après)

  • Leatherface, d’Alexandre Bustillo & Julien Maury (2017), un autre préquel dont la chronologie est encore antérieure à TCM: The Beginning.

Pour aller plus loin: 

  • le documentaire The Texas Chainsaw Masscre: The Shocking Truth de David Gregory, l’animateur du commentaire audio de l’édition Carlotta, qui comprend les interventions de Marilyn Burns (la première scream queer de l’histoire), Paul Partain & Allen Danziner (deux acteurs), enfin Robert A. Burns, directeur artistique, aussi en charge des cascades et des effets spéciaux.

  • le documentaire Chain Reactions, d’Alexandre O. Philippe, qui, sous forme de talking heads et nourri d’extraits, donne la parole à quelques éminents spectateur-ices de TCM sur leur rapport au film:

    • l’acteur Patton Oswalt

    • le réalisateur japonais MIIKE Takeshi

    • la spécialiste Alexandra Heller-Nicholas

    • le romancier à succès Stephen King

    • la scénariste et réalisatrice Karyn Kusama

Bon massacre à vous!

¹ [insérer un genre cinématographique]

² Vicenzo Natali, 1997

³ Hooper voulait Orson Welles à la base

⁴ Scène qui a été “reshot” après le tournage principal ; pour économiser, Hooper a travaillé la photographie (Polaroid + ampoule) pour donner l’impression qu’on a affaire à une investigation policière, corroborant son intention de créer un “puzzle” ; les bruitages expérimentaux qui attestent de la débrouillardise de l’équipe du film, apportent une dimension subterfuge.

⁵ L’annonceur explique qu’une vague d’actes de violence s’abat sur les Etats-Unis, comme une pandémie, d’une manière proche de la dystopie

⁶ filmé dans un superbe travelling arrière descendant jusqu’à un soleil si brillant qu’il brûle la rétine

⁷ composé d’images d’archives d’éruption solaire et de la lune

⁸ eu égard à la production industrielle de viande dans des usines où le prolétariat, similairement au bétail, est maltraité, jusqu’au chômage, depuis l’invention du pistolet à air comprimé qui remplace la massue que les ouvriers employaient pour mettre à mort les “bêtes”

⁹ “Just as real, just as close, just as terrifying as being there. Even if one of them survives the TCM: after you stop screaming, you’ll start talking about it”

¹⁰ « il y a un monstre chez nous » (“There’s a monster in the house”) ; la guerre du Vietnam les mensonges gouvernementaux (scandale du Watergate) ; les informations à la radio ne comporte aucune sentimentalité

¹¹ Rue du Jeu-des-Enfants

¹² Quai Finkwiller

¹³ Une fois en VHS, une fois en salle, une fois en DVD

¹⁴ son premier visionnage

¹⁵ qui part de dessous une balancelle pour suivre une personnage

¹⁶ “une pyramide marron à cinq francs”


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