Chain Reactions, d'Alexandre O. Philippe (2024)
“C’est le film le plus terrifiant que j’aie vu.” William Friedkin
Préambule
Dans le cadre du FEFFS, deux jours après un nouveau revisionnage de The Texas Chainsaw Massacre en salle, je découvris, vendredi 27 septembre 2024 à 13h30, au cinéma Star Saint-Exupéry¹, Chain Reactions, un documentaire d’Alexandre O. Philippe, produit en 2024, soit 50 ans après la sortie du film sur lequel il porte. Là où The Texas Chainsaw Massacre: The Shocking Truth s’appesantisait sur l’envers du décor de la production, ici, nous avons affaire à une série de 5 talking heads (soit des plans fixes sur le visage des intervenants), où chacun-e son tour va livrer son ressenti par rapport au film de Hooper, son passif avec lui - bref, son expérience de spectateur.
Plongez avec ces 5 personnalités dans leur réminiscence du trauma initial qui révolutionna le cinéma de genre, et le cinéma en général.
Massacre eschatologique
Pour débuter, Patton Oswalt, acteur, qui décidément aime être interviewé (The Sparks Brothers), nous raconte comment il est tombé par hasard sur des images du film dans le magazine de films d’horreur Fangoria. Il se souvient de ces photos, qui évoquaient pour lui des faits divers. Après une brève analyse de la mise en scène de Hooper, décrite comme une tentative d’assassiner son propre film (“he’s killing his own movie”), Oswalt s’arrête quelques instants pour parler de la dimension humaine et bestiale qui irrigue la caractérisation des personnages, côté auto-stoppeurs, comme du côté de la famille Hewitt, les “psychopathes” ; un parallèle est dressé entre les personnages et le bétail entraperçu dans très peu de plans mais suffisamment bien montés pour que le public saisisse la comparaison, voire la métaphore, ici celle de l’abrutissement animal (« animal stupidity »). Pour corroborer ces éléments d’analyse, Oswalt explique que dans Massacre, la caméra n’a pas d’opinion, et se moque presque de nous, le public. La scène à la Dolly, qui accompagne Pam depuis le dessous de la balancelle, alors qu’elle s’approche dangereusement de la maison funeste à la recherche de son petit ami Kirk, est décortiquée et s’avèra être un exploit technique si fort que Steven Spielberg, débutant à l’époque, avait demandé à Hooper comment il avait réussi la prouesse inhérente à ce plan. En expliquant l’importance des fenêtres, des portes, éléments transitionnels entre la raison et la folie, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, Oswalt dresse un parallèle bienvenu entre Massacre et Nosferatu de F.W. Murnau (1922). Dans Massacre, le soleil est malade, nous dit Oswalt, ne nous laissant aucune échappatoire. Proche du genre home invasion, mais le subvertissant, T C M renverse les valeurs, en faisant du groupe de “gentils” hippies² des personnages aussi exécrables que la famille de tueurs, dont on voit suffisamment l’intimité et dont on sait suffisamment la situation sociale pour comprendre les raisons qui président à l’exaction de tels actes³. Ce Western post-moderne, tentative de “tuer le soleil dans un monde devenu fou”, est une vision d’une certaine apocalypse. Même Leatherface, personnage iconique depuis, recèle une ambiguïté maintes et maintes fois analysée, notamment lorsqu’il arbore dans les scènes finales un masque de clown féminin, faisant de lui une sorte de bouffon-laquais travesti, ainsi qu’une mère de substitution pour le foyer Hewitt. L’infrastructure du film, invisible, happe le public, de sorte qu’il reste à jamais coincé dans le labyrinthe dessiné par Hooper. La présence d’horloges et d’installations ritualistiques plante un dernier clou dans l’approche d’un film qui tend au surréalisme (Dali, Buñuel). Une comparaison avec le film American Psycho (Mary Harron, 2000) termine d’étayer le propos d’Oswalt, pour qui Massacre est un film quintessentiel et mythologique.
Rayonnement sans frontière
Second invité, MIIKE Takeshi, réalisateur japonais, se souvient avoir voulu voir au cinéma City Lights (Charlie Chaplin, 1931). Hélas, ou par sérendipité (selon le point de vue), la séance était complète. Il opta pour un autre film diffusé ce soir-là, et se retrouva face au monstre de Hooper. Dans sa mémoire, il fut choqué par les connotations érotiques du film, dans lequel, ne sachant pas si on est en sécurité ou en danger, le jeune homme qu’il était a pu trouver depuis une pléthore de thématiques d’inspiration pour son propre cinéma. Autre élément original dans l’expérience-cinéma de MIIKE, c’est l’affection qu’il développa pour les personnages, là où un grand nombre de spectateur-ices ne développent pas de lien aux protagonistes, que Hooper s’amuse à filmer cliniquement, sans pathos, simplement avec la brutalité d’un cinéma-vérité chaotique. MIIKE parle enfin de l’influence de Massacre sur le film House (OBAYASHI Nobuhiko, 1977), et sur le genre dont il est un des meilleurs représentant: le kaidan (怪談, litt. « histoire de l’étrange, du mystérieux », mot japonais qui se compose de deux kanjis : 怪 [kai] qui signifie « apparition étrange, mystérieuse, monstrueuse ou ensorcelante », et 談 [dan] qui veut dire « récit, narration »).
Concernant l’intervention de la critique de cinéma Alexandra Heller-Nicholas, je n’ai malheureusement pas retenu grand chose, hormis qu’elle mentionne le film de Peter Weir Picnic At Hanging Rock (1975), comme film-connexe à Massacre, pour lequel il a fallu dix grosses années pour devenir disponible facilement par les réseaux de distribution de l’époque (quelques bobines, mais surtout la VHS).
Stratégie de l’inespoir – HF Thiéfaine
Stephen King, le romancier à succès, se remémore être assis, seul, à regarder des films en noir et blanc. Concernant l’idée que la réalité et la folie monstrueuse puisse fusionner dans un film, qui serait pourtant réaliste, King pense en particulier au travail de Ray Harryhausen dans Earth Versus the Flying Saucers (Mark Waring, 1956), dans lequel on peut voir un OVNI se crasher dans une piscine à la lumière réfléchissante en plein D.C., puis on en voit un autre décoller du Washington Monument. Il pensa alors: “C’est ce que j’ai envie de faire”. Il voulut rassembler la réalité et le factice au même endroit, de sorte que nous ne puissions plus distinguer la différence. Il y a beaucoup de films comme ça, qu’il adore absolument, par exemple The Haunting (Robert Wise, 1963): ce film lui ficha les jetons comme pas possible. Ce n’était pas tant le visible, mais plutôt ce qu’on avait cru pouvoir voir. On peut visualiser une porte qui s’entrebaille, comme le mouvement d’un poumon. On peut y déceler une forme dans l’enduit des murs, comme un visage. King adore ça. Tout est suggéré, basé sur les ombres, et d’ailleurs, il y a une scène qui intervient tôt dans The Exorcist (William Friedkin, 1973), où une horloge s’arrête brutalement, sans raison particulière – c’est juste un “tic tic tic”, puis elle s’arrête ; ce moment était très déstabilisant. Selon King, il faut être un vrai artiste, comme Robert Wise, pour faire les choses d’une manière presque suggérée. Il n’y a pas vraiment de sang dans Massacre, que King ne vit pas à sa sortie, cela dit en passant. Il le vit en 1982 dans le Colorado. Il était alors jeune père, et en train d’écrire pour anticiper ses factures. Il était dans le cinéma presque tout seul, et pour lui, c’est dans ce genre de moment qu’un film a tendance à faire effet – vos doigts deviennent froids sous votre peau. Le film avait un look passéiste des années 1970’s, même s’il y aurait de meilleurs qualificatifs. On pouvait affirmer que cette copie en pellicule avait du vécu, et c’était tant mieux, parce que ça avait l’air… réel, putain ! Et ça marchait, parce qu’ils n’eurent pas recours à des artifices, ni de crescendo, ni de nuances dans les personnages. Il y a ces scènes de cimetière où jouent non pas des figurants, non pas des gens d’Hollywood, mais des personnes venant d’un des plus petits bleds texans aux alentours. C’est formidable, et ça ajoute à la dimension horrifique, car on a jamais l’impression d’une barrière, d’une barrière transparente qui indiquerait: “Ok, c’est juste un film”. Night of the Living Dead (George A. Romero, 1968) fait la même chose: on ne connaît aucune personne mais les zombies ont l’air réels. Ça donne l’impression qu’on ne peut pas différencier là où la réalité se termine et où la fiction commence. Ce qui a imprimé le cerveau de King, bien évidemment, c’était la tentative de la famille Hewitt de tuer la fille, en utilisant une massue, et ils continuaient d’essayer de la donner au grand-père (au visage d’un vert pâle), dans une scène à la Cormac McCarthy. En réalité, sous certains aspects, on peut imaginer un livre comme Blood Meridian (1984), du même auteur, et Massacre, comme les frères d’une même famille, grosso modo: l’idée de l’abattoir, celle du pistolet à air comprimé, ça a vraiment un côté Cormac McCarthy.
Massacre a
également beaucoup de points communs avec The
Blair Witch Project (Daniel
Myrick & Eduardo Sanchez, 1999). Dans son souvenir, King fut
percuté par un van, le menant à l’hôpital pour convalescence. Il souffrait le martyr, prenant beaucoup de médicaments pour la douleur. Son fils lui rendit visite. Selon ce dont il se
souvient, il avait un combiné TV branché à un enregistreur de
cassette. Et ils se posèrent là pour regarder ce film: plus ils le
regardèrent, plus ces jeunes à l’image allaient dans les bois,
plus ils réussirent à voir ces talismans qui pendaient aux
branches. Ils arrivèrent à un point où King dit à son fils: “Joe,
éteins ça, je n’en peux plus de regarder ça”. C’est rare,
surtout que King est un endurci, mais de temps en temps, un film vous
possédera. Et Massacre l’a
vraiment fait. Ces deux films ont été faits avec des micro-budgets,
un casting limité. Les deux donnent une impression d’amateurisme,
mais ils fonctionnent parce qu’on ne peut pas vraiment voir ce qui
se passe au premier abord. King ne croit pas que dans TBWP,
on voit exactement ce qui s’y passe, parce que c’est une
construction crescendo vers
le dernier plan où le gars se tient dans un coin de la cave, son
visage orienté vers le mur. C’est terrifiant, et on ne peut même
pas expliquer pourquoi ça l’est. Par opposition, dans Massacre,
le truc génial que Hooper a fait, a été de commencer avec une
série de photos Polaroid qui flashent, puis disparaissent, qui
flashent, puis disparaissent, et plus tard, on découvre qu’il
s’agissait de cadavres déterrés d’un cimetière. Mais vraiment,
au-delà de ça, comme le disait l’ancien agent de King, ce ne sont
que des violons, que des violons: on ne voit pas grand chose. King
trouve qu’à un moment donné, il faut révéler son jeu à la
table, il faut montrer - ça a toujours été sa philosophie.
L’horreur est en train de se désintégrer pour devenir un tas de
putrescence, alors que la terreur, c’est plutôt cette balle qui
descend les escaliers en rebondissant dans The
Changeling (Peter
Medak, 1980). Ce moment est vraiment flippant. Il a toujours trouvé
que l’horreur était facile, et dans le même temps, la terreur est
probablement une émotion davantage subtile, s’il fallait la
qualifier. Il a essayé la terreur dans beaucoup de ses écrits,
notamment The
Shining,
qui est une histoire où on voit des choses du coin de l’œil
pendant un moment, avant que l’horreur apparaisse avec fracas. Les
choses primales et terrifiantes sont celles dont on sait, en tant
qu’enfant, qu’elles vont vraiment nous faire peur. Dans sa
jeunesse, King se souvient de voir du givre sur la fenêtre, et pensa
que ça pouvait être le visage d’un détraqué, rôdant et
essayant d’entrer. Par conséquent, s’il devait faire un film, et
mettre du givre sur une fenêtre, et filmer ça à la manière de
Robert Wise, il pense que ça fonctionnerait, parce que selon lui, la
plupart des enfants n’ont sûrement jamais vu de givre sur une
fenêtre laissant apparaître un visage, mais ils ont vu des poupées
terrifiantes - pour des raisons inconnues, les mêmes qui semblent
agréables le jour, mais qui, une fois la nuit venue, revêtent un
aspect différent. Tobe a utilisé ça dans Poltergeist (1982).
La balance peut donc pencher d’un côté ou de l’autre: il faut
être un vrai artiste pour faire les choses avec suggestion. Les
films hollywoodiens ne parviennent pas à répliquer ces formules,
pour plusieurs raisons: il y a trop de monde impliqué dans le
processus de création filmique ; il a croisé des producteurs qui
lui ont dit: “j’aimerais apporter des corrections sur ceci,
cela”. King déteste ces corrections, bordel, parce que pour tout
ce qu’ils veulent faire, pour chaque étape qui homogénéise un
tant soit peu le processus, dans Massacre,
Tobe n’a pas eu besoin de s’inquiéter de tout ça: il pouvait
aller là où les esprits le menaient.
King poursuit sur sa passion pour les films indépendants à petit budget, ce qui s’applique à The Evil Dead (Sam Raimi, 1981), qui est un film d’horreur coup-de-poing. Quand King le vit à Cannes, il fut pris d’une folle passion pour ce film: il le trouvait vraiment génial, effrayant, et original. Il dit à Sam Raimi quand il le rencontra: “Comment as-tu réussi ce truc à la Steadicam? Kubrick avait utilisé tout cet équipement inédit et très cher pour faire ce qui est essentiellement un film ‘froid’ ”. Raimi s’esclaffa et répondit: “Deux personnes tenaient un 2 by 4⁴, que surplombait la caméra, et il coururent comme des dératés”. Ce n’était pas une solution que quelqu’un qui faisait un film hollywoodien aurait trouvé. Le mérite de Massacre, c’est qu’il reconnecte chacun de nous à nos peurs primales, et il nous donne l’opportunité, depuis un endroit relativement sécurisé, de faire l’expérience d’émotions que nous ne ressentirions pas en temps ordinaire. King trouve que ce sont des choses significatives, ce qui n’est pas l’avis de tout le monde. C’est le je-ne-sais-quoi social… Se pose la question de la moralité - et King n’est pas certain que lorsqu’il s’agit de divertir, ces limites soient nécessairement les mêmes. En son nom propre, King veut effectivement violer le bon goût. Il trouve que c’est là qu’il faut s’aventurer, en tant qu’écrivain de fictions horrifiques, ou de trucs qui ont un lien avec le macabre. Il est sûr qu’à l’époque où Poe écrivit The Tell-Tale Heart⁵, lorsqu’il décrivit le démembrement d’un corps ensuite caché sous le parquet, des gens s’écrièrent: “Ça va trop loin”. Eh bien, aller trop loin, c’est ce qu’on est censés faire. King pense qu’en terme de cinéma, le goût et la conscience ne résident pas chez le metteur en scène, mais chez les gens qui évaluent le film. Leurs goûts et leur classification sont faits de plastique. Par exemple, on peut voir un film où Godzilla écrase la ville, et on y appose une interdiction aux moins de 13 ans avec accord parental⁶, et tant qu’aucun corps démembré n’est montré, c’est ok. Mais en revenant en arrière et en y repensant, il y a des milliers de personnes qui se font tuer dans des films comme Godzilla ou les Marvel, avec ces ennemis qui terrassent des mégalopoles. Juste, on ne les voit pas. Sam Peckinpah dit un jour: “Il n’y a rien de plus pornographique qu’un film avec un Hopalong Cassidy, où, à grand renfort de ‘POW’, le gars fait ‘Boom’ et tombe à terre”. Il n’y a pas de sang, rien de massif. Tout est très aseptisé et le personnage fait: “Oh mon Dieu”, comme ça. Enfin, il ne dit pas: “Oh mon Dieu”, parce que ce n’était pas autorisé. Mais Peckinpah dit: “Je vais montrer réellement ce qui se passe”. Dans des films comme Straw Dogs⁷ ou The Wild Bunch⁸, les personnes touchées par balle sont montrées avec du sang et en slow motion. La moralité et les films, la moralité et les arts, King ne croit pas qu’ils font la paire. Quelqu’un d’autre doit décider de ça. On ne peut pas demander à Tobe ce qu’il pense du goût et de la conscience, parce que Tobe est décédé.
Si on demandait à King, il dirait que Tobe ne réfléchit jamais, ô grand jamais, au goût et à la morale, lorsqu’il fit ce film. On ne sait jamais quelles limites vont être violées, car il s’agit de cela: c’est un genre hors-la-loi, et ça depuis toujours. On ne peut jamais ressentir du confort, et dans cela réside le travail d’un artiste: créer l’inconfort. King trouve qu’il y a une grande part de la culture des armes à feu dans ce pays qui est partiellement alimentée par des films comme Death Wish⁹, mais la différence entre celui-ci et Massacre, c’est qu’on ne s’attend pas à ce qu’un-e jeune de 18-19 ans impressionnable grandisse et s’achète une tronçonneuse pour découper des gens, alors qu’un spectateur-ice de Death Wish pourrait sans aucun doute affirmer: “Ouais! C’est une bonne idée. On s’en fiche du film, allons flinguer des dealers de drogues”. Il faut faire attention à ça. Un de mes livres, Rage (1977), écrit quand j’étais en Terminale au lycée, parlait de ce jeune, Charlie Decker, qui se rend à l’école pour flinguer ses professeurs et prendre en otage ses camarades de classe. La classe se range de son côté, et plus tard, lorsqu’un tireur dans l’Oregon abattit 3 ou 4 jeunes, on retrouva ce livre dans son casier (mais ce n’était pas le seul cas), je me dis: “C’est sûrement un accélérateur” - lors King retira le livre de la circulation, parce qu’il ne voulait pas se sentir en partie responsable de ça. Il a écrit le livre à une époque où les tueries dans les écoles n’étaient pas aux informations – voilà sa seule défense, qui n’est même pas bonne. King admire tellement Massacre, qui a été fait avec de la caillasse - c’est génial. Également, Tobe était jeune quand il fit ce film, parce qu’à l’époque, il ne savait pas qu’on ne pouvait pas faire certaines choses. C’est pourquoi tout est déballé sur la table - c’est fantastique. Il constitue un genre de film classique, primal. Le film dure moins d’une heure et demie, c’est presque un format court, à la manière d’une chanson des Beatles. Des chansons archétypiques des Beatles comme She Loves You ou I Wanna Hold Your Hand ¹¹, deux minutes et dix-sept secondes - les gars entrent sur scène, font leur truc, bingo. Il n’y a pas d’effet de mode, rien. King termine en disant que Massacre est intemporel, un film dont on ne peut pas dire qu’il fasse partie du Zeitgeist, car il est si précoce, avec cette impression que le Zeitgest lui est postérieur - c’est sa propre œuvre. Quelque part est écrit: “Massacre est le seul film sur les psychotiques, fait par un psychotique”, et le film confirme cette sensation. King a un peu travaillé avec Tobe sur Sleepwalkers¹²: c’était un homme gentil à la voix douce, très beau, et il avait ses lignes de dialogue sous les yeux. King n’eut pas vraiment la chance de parler avec lui, mais ce qu’il pense de lui, c’est qu’il participa à ça comme tous-tes les autres pour gagner sa vie, revêtant un visage normal, et il fut au rendez-vous - il fit son travail. Et King fait la même chose: il porte un masque de normalité quand il fait ce genre de choses, et il se transforme en quelqu’un d’autre quand il faut faire quelque chose de terrifiant. Il arbore toujours un sourire sur son visage, parce qu’en son for intérieur, il pense: “Je vais t’attraper!”
« Devouring
Time, blunt thou the lion’s paws,
And
make the earth devour her own sweet brood » Shakespeare
Dernière
à intervenir dans le documentaire, Karyn Kusama s’attarde sur la
dimension sociologique de Massacre:
selon elle, la société a contracté une dette auprès des Hewitt
depuis qu’ils se sont retrouvés au chômage (“they are owed
their jobs back”) ; son analyse porte ensuite sur la notion de
masculinité brisée ; elle explique que Leatherface, une sorte
d’enfant déguisé, subit une pression considérable de par son
rôle dans la chaîne de production (mais aussi, de manière méta,
son rôle dans la production du film). Kusama démystifie la figure
du serial
killer en
affirmant que Leatherface, non pas un monstre, est une partie de
nous¹². L’incapacité de la famille Hewitt à se moderniser, dans
une Amérique qui n’existe plus, est la source de la création d’un
cauchemar, une réponse à un rêve américain qui, potentiellement,
n’avait jamais existé à la base. Le paradoxe de Massacre réside
également dans son articulation du temps qui passe avec des éléments
plus mystiques: tandis que la date affichée au générique et que
les informations diffusées à la radio ancrent le récit dans une
forme de réalisme, le film, de manière universelle, tend à
s’extraire de la temporalité pour étendre son propos à tout un
chacun-e, nous qui à la vision du film nous retrouvons “marqué au
fer rouge”, comme le bétail, par ce passage particulier du temps
filmique. Le ressort à un dialogue sur l’astrologie (convocation
du soleil et de la lune) est une stratégie payante usée par Hooper
pour créer quelque chose de mythique, où l’Animus (instinct
primaire) le dispute aux pulsions et aux déceptions. Dans sa
peinture baconienne de l’horreur humaine, le réalisateur réussit
à nous faire visualiser un paysage, une construction d’une
certaine Amérique, dont le focus n’est pas tant les Américains,
que cette terre hostile entachée par de nombreux massacres (les
peuples Natifs). Le générique de début, avec son texte déroulant,
est une première titillation envers le public, afin de créer un
effet de réel (“une histoire vraie”). Le montage flash sur
des cadavres en décomposition a pour but de choquer in
medias res.
Le travelling descendant sur la sculpture cadavérique rejoint
l’intention de Hooper de faire une “oeuvre d’art pleurnicharde”
(« a grizzly work of art »), dans laquelle le soleil ne
se lève que pour que nous puissions voir plus clairement le Mal.
L’obsession pour les encadrures de portes sont un legs du cinéma
d’Ingmar Bergman et d’Andrei Tarkovski.
Au final, Kusama
synthétise sa pensée en qualifiant Massacre de
“coup de poing dans la tronche des auto-suffisants” (“a punch
in complacent faces”).
¹ 18 Rue du 22 Novembre, 67000 Strasbourg
² ceux qui envahissent les territoires interdits ; lire Les Territoires Interdits de Tobe Hooper, de Dominique Legrand (2017), aux éditions Playlist Society
³ dans le film de 1963 cité précédemment
⁴ boîtes en carton utilisées sur le tournage
⁵ Le Coeur Révélateur, nouvelle de 1843
⁶ PG-13
⁷ en VF: Les Chiens de Paille (1971)
⁸ en VF: La Horde Sauvage (1969), du même Peckinpah
⁹ en VF: Un Justicier Dans La Ville (1974), de Michael Winner
¹⁰ deux chansons de 1963
¹¹ en VF: La Nuit Déchirée réalisé par Mick Garris (1992), dans lequel Hooper joue un petit rôle
¹² pour aller plus loin, écouter John Wayne Gacy Jr. de Sufjan Stevens, de l’album Illinois (2005): “And in my best behavior / I am really just like him / Look beneath the floor boards / For the secrets I have hid”
Commentaires
Enregistrer un commentaire