Memoir of a Snail, d'Adam Elliot (2024)
Préambule
Projeté
en compétition en avant-première mondiale au Festival International
du Film d’Animation d’Annecy en juin 2024 où il remporta le prix
de Cristal, puis à l’Etrange Festival en septembre de la même
année, le deuxième long-métrage en volume et claymation d’Adam
Eliott, Memoir
of a Snail,
était la huitième projection à laquelle je participai au Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg 2024.
Qu’un film comme celui d’Eliott, si éloigné du genre
fantastique à proprement parler, soit programmé par deux festivals
étiquetés Fantastique, cela s’explique aisément. Depuis Mary
& Max (2009),
les Henry Selick et autres Tim Burton n’ont qu’à bien se tenir.
L’oeuvre, encore peu abondante (5 courts, 2 longs), du réalisateur
australien déborde déjà d’une obsédante dimension fantastique,
au sens premier du terme : ce qui est créé par l’imagination,
ou semble tel. Son cinéma tient véritablement de l’extraordinaire.
Contexte de visionnage
C’était
un mercredi après-midi.Je n’avais pas pu beaucoup me reposer après
la première journée de cinéma la veille. Ne sachant rien du film,
ni de son auteur, je m’assis dans la salle obscure, et, dans la
torpeur de la fatigue, je découvris les premières images en
patanimation. La similarité avec l’univers burtonien me sauta de
prime abord aux yeux, peu versé que je suis dans ce genre
d’animation, n’ayant même jamais vu le classique A
Nightmare Before Christmas (1993).
Rapidement
cependant, je sentis que le ton allait être différent, et cela du
tout au tout. Quelque chose de bien plus fouillé, touffu, happant,
tomba sur le coin de ma gueule de déterré. Comme ce qui m’arriva
face à The
Doom Generation quelques semaines auparavant, l’histoire
du visionnage de ces Mémoires
d’un Escargot (en
référence au genre littéraire qui désigne la relation
écrite, sur une longue période, d’événements dont l’auteur-ice
a été l’acteur-ice, le-a témoin, ou tout au moins le-a
contemporain-e) est une expérience que j’ai faite dans mon corps,
et que j’aimerais ci-après vous raconter.
Plot-twist
Une heure trente et quelques de coma dans une salle de cinéma plus tard, je me réveillai, groggy, recroquevillé dans mon siège, le menton contre le plexus, comme K.O. par une série d’uppercuts en plein cœur, en pleine tête.Mes oreilles brûlaient encore de la musique mélancolico-tragi-comique d’Elena Kats-Chernin, du score évoquant la waltz, et des mélodies vocales de performeur-euses surqualifié-es comme Sarah Snook, Kodi Smit-McPhee, Jacki Weaver, Eric Bana, ou encore Dominique Pinon et l’inénarrable Nick Cave.
Que venait-il de se passer ? C’est bien simple: peu fier de ce que je m’apprête à vous admettre, je m’étais endormi. Mais ce film tenant du prodige, que dis-je, du miracle, je pus le vivre dans sa musicalité, sa prosodie, et sa poésie. L’essentiel était là. Mon cerveau endormi, rêveur, capta tout du film, dans toutes ses strates polyphoniques, dans toute la subjugation que provoque cette douce-amère méditation sur le deuil, la filiation, la résilience, et les enjeux de santé (mentale comme physique).
Faire la paix avec la séance
Ce ne fut pas un drame, pour moi, de “passer à côté” du film. Ce fut même un moment privilégié, bercé que je fus par la qualité de film-rêvé qui caractérise Memoir of a Snail. Car sans le savoir, c’est un film que j’attendais – une évidence, une révélation de choses profondes longtemps refoulées. Rares sont les œuvres qui me causent des sanglots. Mais la digue qu’est mon cœur d’humain cinéphile amateur de tous les arts, céda, ou peut-être s’aida t-elle.
Au réveil, je fus persuadé d’avoir pleuré toutes les larmes de mon corps que je retenais depuis de longs mois. Et ce fut effectivement le cas: des larmes de soulagement, de joie pure, avaient coulé, d’avoir eu un accès intime, par l’oreille, à la vision d’un auteur brillantissime, tant sur le fond que sur la forme.C’est la sieste cinéphile la plus revigorante qui m’ait été donné de traverser.
De
la culpabilité du chroniqueur accrédité
Dès
le générique, tout est posé, exposé avec finesse, par les objets,
les quelques mots qu’on peut lire ça et là dans ce fatras commun
à toute l’humanité – le cumul du matériel qui se fait miroir
de nos intérieurs. N’ayant aucun souvenir du film, au-delà de son
incipit, comment alors en parler avec justesse ? Comment magnifier le
moment culte que je vécus ce jour-là ? Moi qui avais le privilège
de le voir en quasi-exclusivité pour sa troisième projection
française, avant sa sortie officielle 6 mois plus tard, j’eus
l’impression d’avoir triché, d’avoir trahi le film, en le
“zappant” ainsi, alors que mon impulsion première de chroniqueur
est d’être très rigoureux dans l’attention que j’apporte au
visionnage de chaque film.
Mais en l’occurrence, Memoir
of a Snail a
cette force incroyable, que si vous l’écoutez, le ressentez, sans
forcément le “voir”, vous saurez. Vous l’aurez vécu.
Rattraper le temps perdu
Par
chance, une nouvelle projection eut lieu à Strasbourg, le dimanche
de reprises suivant. J’appelle avec tendresse ce créneau auquel
j’ai participé la séance des “enfants”, car elle eut lieu à
11h.
Des parents qui eurent envie de faire découvrir le film à
leurs petiots, les emmenèrent en masse à la projection. Et je fus
un enfant parmi eux. Surstimulé par 6 jours de festival, et par une
Nuit Excentrique d’anthologie qui m’aura empêché de dormir une
énième fois, je me retrouvai à nouveau épuisé face aux mêmes
images qui me déclenchèrent tant d’émoi quelques jours
auparavant. Je vis enfin en entier le film de mes yeux, le vécus
encore une fois, et, encore une fois, pleurai toutes les larmes de
mon corps, sans capacité de mémoriser la trame du film, le
foisonnement de son scénario, la densité émotionnelle de sa
construction narrative novatrice.
J’eus la confirmation qu’Adam Eliott avait réalisé un chef-d’œuvre.
Pistes d’analyse
Cinéaste de la rencontre, dans ce qu’il met en exergue les relations familiales et d’amitié, Adam Eliott est également un urbaniste ô combien original. Les paysages de la ville et les habitats (notion de home sweet home, même si flinguée par la toxicité du mal) sont retranscrits dans un style délibérément imparfait, Eliott étant lui-même, en tant que personne, handicapé par un trouble physique qui lui provoque des spasmes incontrôlables, qu’il transforme en gimmicks et en marque de fabrique.
Cette
bizarrerie de l’imperfection infuse sa direction artistique qui,
proche du noir et blanc, avec des palettes de nuances de gris et son
usage parcimonieux des couleurs, renvoie à une esthétique proche du
gothique, sans pour autant qu’elle tombe dans les clichés du
style.
La féérie s’ancre dans un rapport brut (et non
brutal) au réel, sans concession aucune:
-
on parle de la mort sans détour, avec une simplicité confondante, comme une vague naturelle contre laquelle spectateur-ices et personnages doivent faire front, ensemble dans le maelstrom-film
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on confronte la maladie mentale (en particulier ici, la dépression et Alzheimer) avec comme porte de salut: la verve, le langage, écrit, oral, foisonnant (l’usage exemplaire de la voix-off, sans qu’elle tombe dans l’explicatif, accentue la poésie et sublime le visuel)
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on confronte la maladie mentale (en particulier ici, la dépression et Alzheimer) avec comme porte de salut: la verve, le langage, écrit, oral, foisonnant (l’u
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on traite de character building dans un récit d’initiation mature, qui puise dans les parts les plus sombres des contes, tout en ayant la richesse et les textures d’un roman confessionnel à la première personne, avec tout ce que cela implique de chronologie fragmentée (mystères, flashback et forward, circularité) – quelque chose de Paul Auster
La solitude, l’isolement, sont les vecteurs des personnages-hermites d’Eliott, qui tracent leur destinée en parallèle des normes, mais dans une convergence de la marginalité vers un vivre-ensemble¹, nous invitant, nous public, au partage avec elleux, dans ce qu’on appelle en anglais la recherche de togetherness (sentiment d’intimité, de proximité).
La question de l’identité, avec ces individus certes faits de pâte à modeler, mais d’une organicité palpable, viscérale, touche droit au palpitant, aux veines, à ce qui bat fort, où chaque membre résonne en nous comme s’ils étaient faits de chaire et de sang. Les personnages construisent leur nom, en changent, entre aliénation et réalisation de soi.
Aussi chez Eliott, la dynamique de l’envie de vivre, la joie qui lui est intrinsèque, le disputent à cette tendance irrémédiable vers des idées noires, à la contemplation du suicide qui, s’il devait arriver, ne serait ni sordide ni plombant, mais bel et bien la floraison d’une certaine poétique de la tristesse majestueuse.
Le film traite également le thème récurrent chez Eliott de la croyance, de la perte de la foi, de l’athéisme naïf qui en découle.À cela est couplé une réflexion poussée sur les legs, les héritages, qu’ils soient familiaux, culturels (Eliott donne beaucoup à voir de son Australie), les échanges/flux à l’intérieur même du territoire. Dans le monde de l’escargot éponyme, exil réussit à rimer avec retrouvailles.
Non
content de dépeindre une certaine sociologie économico-émotive de
gens miséreux, ainsi que l’angoisse des maladies, des accidents de
la vie et des deuils qu’ils engendrent, mais cela sans tomber pour
autant dans du misérabilisme de pacotilles, Eliott l’innovateur,
avec une caméra toujours bienveillante, dénonce les phénomènes de
harcèlement, d’homophobie, de grossophobie, des violences
domestiques, de la tromperie matrimoniale, de l’alcoolisme
ravageur, auxquels il apporte une réponse solaire: l’écriture et
la création en général.
Beaucoup de ce qui est lisible,
scripté, apparaît sur des pages manuscrites (rôle de
l’épistolaire), sur des panneaux d’affichage publicitaires, sur
les marques des packagings, sur les couvertures des livres, sur les
devantures des magasins. La présence du média photographique sert
également de corollaire visuel à la puissance des mots, et par
extension, la nécessité de toute narration prend son essor.
Auteur
incontournable depuis son court-métrage oscarisé (Harvie
Krumpet, 2003), génie confirmé par son premier long culte en
2009, Eliott lorgne avec son nouveau bijou vers le meta où, attaché
à l’analogue, comme cristallisé dans un temps reculé où des
pratiques saines comme celle du droit à rêver et à créer hors
ligne semblent révolues, le cinéaste emmène les spectateur-ices
dans un des grands huits d’animation les plus rafraîchissants
produits de mémoire vive.
Qu’un film dont je n’ai qu’un souvenir endormi et étouffé par les salvateurs sanglots qu’il m’a provoqué, m’ait permis de parler de lui de manière si étendue est la preuve indubitable que c’est un grand film de cinéma, sur le cinéma, pour le cinéma, et autant un remède aux pannes créatives (je n’avais rien écrit de si étendu depuis de longues semaines) qu’à la morosité ambiante ou la déprime.
Les superlatifs me manquent. Sublime.
Pour un aperçu du travail du réalisateur, voir le reportage: Adam Elliot | L’humanité des petites choses
¹ “Je n’sais pas si être à deux c’est mieux pour être heureux / Mais c’est certain que être un c’est forcement moins bien !” Klub des Loosers – Un Peu Seul
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