Delivery (🇦🇺): interview musicale # 7

Delivery est un groupe australien de garage rock, mêlant aussi post-punk, electro, expérimentations déstructurées psyché et avec jusqu'à 3 voix au chant sur scène. 

Résolument hybride, forte de 2 EPs et de deux albums depuis 2021, cette bourrasque de fol air frais issue de la foisonnante scène indé et underground de Melbourne enchaîne festivals et showcases plus confidentiels.

À l'occasion de leur nouvelle venue en Europe pour promouvoir leur banger Force Majeure (sorti en janvier cette année sur le même label que Kneecap), et de leur passage à The Message (Troyes), j'ai pu m'entretenir avec Rebecca et James, qui ont fondé Delivery, pour en savoir un peu plus sur cet OVNI météorologico-sonore qu'est le groupe.


Vous êtes en tournée depuis une semaine. Quels ont été vos moments forts pour l’instant, et pourquoi ? 

James - Il y en a plein ! 

Rebecca - Le plus intense, ça a probablement été le festival Green Man au Pays de Galles. C’était très cool. Ils nous ont directement contactés à la sortie de notre dernier album chez Heavenly Recordings ; il y a aussi eu quelqu’un du festival qui nous a vus en concert en Australie et qui nous a proposé d’en être ; parfois, c’est aussi grâce à des “conférences” où beaucoup de groupes jouent et ça donne des idées de booking pour les festivals, comme si on plantait une graine.

J. - On avait aucune idée qu’ils allaient vouloir nous booker pour le festival gallois.

R. - C’est toujours un plaisir de jouer sur une grosse scène devant beaucoup de monde. Parallèlement, faire un show dans une salle plus petite, avec un public plus restreint mais qui a de l’énergie, ça peut être tout aussi gratifiant, comme par exemple hier à Portsall (Bretagne, ndlr), ou ce soir à Troyes. Les paramètres importent peu, tant qu’on s’amuse.

J. - On a eu de la chance de faire un  gros festival, et d’enchaîner directement avec la France. 


Vous étiez déjà venus en Europe. Quel sentiment ça fait de revenir jouer ici ?

J.- C’est la cinquième fois qu’on est là (si on compte la Grande-Bretagne) !

R.- C’est beaucoup de bonheur et de sérénité. Chez nous, il y a beaucoup de facteurs à prendre en compte, alors qu’à l’étranger, le seul souci à se faire, c’est d’aller d’un point donné jusqu’au prochain concert, et faire une presta un jour après l'autre. Ça peut être stressant parfois, mais tous les soirs, on a l’opportunité de faire ce qu’on aime.

Le groupe existe depuis quatre ans. Comment vous êtes-vous rencontrés, et qu’est-ce qui a mené à la formation du groupe ? 

J.- Chaque membre jouait déjà dans un groupe lorsque Becca et moi avons formé Delivery au moment de la COVID. On est en couple, et c’était la première fois qu’on faisait de la musique ensemble. On s’est retrouvés à la maison à bidouiller sur nos instruments, en nous demandant où ça pourrait amener. Ça a commencé par des chansons, ensuite l’idée d’un groupe a germé, c’est là qu’on a convié des ami-es.

R.- L’un d’entre eux bossait sur une compilation de confinement. On a proposé un de nos titres pour le CD, il nous a demandé quel nom donner, on a hésité un moment.

J.- On a choisi Delivery comme ça à brûle- pourpoint [lol] !

C’est un nom génial, hyper efficace, car ça crée une attente: ‘qu’est-ce donc qui va être livré à nous, l’auditeur-ce?’

J.- Avec les années, on a eu des changements de line-up, mais on se connait toutes et tous, rapport à la scène musicale de Melbourne. On traîne beaucoup ensemble.

R.- Oui, c’est une vraie communauté.


Parlez-nous de vos influences, qu’elles soient musicales ou puisées dans d’autres médias artistiques.

J.- On est clairement et principalement inspiré-es par d’autres zicos. Il y en a plein et ça n’a pas toujours été les mêmes. On peut citer The Intelligence, Parquet Courts.


R.- En fait, la scène de Melbourne agit comme un cadeau perpétuel. Il y a tellement de bons groupes, comme Eddy Current Suppression Ring ou Total Control, qui ont créé un terreau fertile pour d’autres groupes de la région, et plus récemment, des nouveaux qui viennent nous voir et qu’on va voir, qui ont un son qui leur est propre. On est ainsi constamment stimulé-es par notre environnement proche. 

J.- Le fait que ce soient des ami-es à nous accentue cette dynamique. 

R.- A chaque découverte musicale, ou en écoutant des trucs plus anciens comme LCD Soundsystem, Modest Mouse, on se dit: “Ouais, j’ai envie de composer dans ce style-là.” Et à l’écoute d’autre chose: “Pourquoi pas s’en inspirer?” Ce n’est jamais un son figé, on ne pense pas être cristallisé-es dans un genre en particulier. Ça nous permet d’innover à notre façon. 

J.- Ce qui est cool à ce stade de notre existence en tant que groupe, c’est que nos influences par rapport à nos débuts ont changé. On s’est donné beaucoup de liberté pour explorer. On espère incorporer encore davantage d’electro.

Un adjectif apparaît sur votre Bandcamp: “off-kilter” (= de travers, oblique, décalé). Est-ce un bon descriptif pour décrire ce que vous faîtes ?

J.- Oui, c’est un mot pour désigner notre côté surprenant, un peu comme un zig-zag. On est fiè-res de ça, en mode: ‘on ignore ce qui va suivre’. 


Y a t-il une histoire particulière qui se cache dans la pochette de Mac Int pour le court album Yes We Do (2021) ?

R.- C’est à nouveau lié à la scène de Melbourne. On connaît des gens dans le graphisme, et avec les rencontres, on se dit que telle ou telle personne pourrait s’occuper de la partie illustration ; on entre en contact comme ça. C’est aussi une question de chance, à travers des ami-es qui nous ont aidé avec les artworks et tout le tralala. On pense à la musique à un instant T, souvent c’est très réfléchi. Mais parfois, on fait écouter à quelqu’un de créatif dans un autre medium, la personne va se saisir des rennes et décider par elle-même de la direction visuelle à prendre. Ça n'est pas toujours gagnant, mais ça se sent quand on a trouvé.

J.- Dans le cas de Mac, on a affaire à une légende. Elle est aussi musicienne dans un groupe, Alien Nosejob, qui ont un style unique! Mac fait des choses très originales graphiquement.


R.- Oui, l’aspect mécanique convenait bien au son post-punk de l’EP. 


Qui a fait la pochette pour le double single Personal Effects/The Topic ? Vous la trouvez trippante, comme votre musique ?

J.- Oui! On a sollicité notre ami Jasper, à qui on n’a rien dit, hormis les titres des chansons.

R.- On a pensé qu’il serait la bonne personne, qu’il allait capter l’esprit. On a eu la même vibe. 

J.- Là où le taf de Mac sur Yes We Do était logique, la pochette pour PE/TT m’a fait pousser un “wow” d’étonnement. Mais j’ai adoré ! 

R.- C’est un motif unique, c’est ça qui fait sa qualité. 

J.- Je ne sais pas si ça se voit, mais ça représente en fait quelqu’un qui poste une enveloppe dans une boîte aux lettres. 


La pochette de Forever Giving Handshakes est superfun, comme le grand-huit représenté. Vous abordez la musique comme un tour de manège, ou est-ce que c’est plutôt que vous vous considérez aux manettes de l’engin ? 


J.- Les deux ! L’idée de la pochette vient de Rebecca, et on ignorait complètement qu’elle irait aussi bien avec le LP. À sa sortie, toutes les critiques ont dit que comme la pochette, cet album est un tour de grand-huit.


En plus de la base rock voix-guitare-basse-batterie, votre musique superpose des instruments variés (violoncelle, saxophone). Comment vous viennent ces différentes couches de son ? Est-ce un processus compliqué ou naturel ? 

J.- Notre attitude dans le groupe consiste à nous laisser porter. Parfois, en réécoutant les chansons, on s’est dit: “tiens, quelque chose manque.” Et notre ami Sam est intervenu pour dire: “je pense que je peux incorporer du violoncelle.”

R.- Sur PE/TT, il y a du saxo sur les deux morceaux, et je ne sais même pas comment c’est arrivé. On a demandé à Sam, aussi responsable de label Spoilsport Records sur lequel on a sorti le premier album, de jouer du saxo avec nous. Il venait juste de commencer en autodidacte. On lui a dit de venir sans savoir ce qui allait se passer. Il a joué du saxo sur plusieurs live. Mais à mesure qu’on écrivait des nouveaux morceaux, c’est devenu difficile de lui dire de venir jouer en live juste pour quelques segments de saxo.¹


Concernant les paroles, comment abordez-vous l’écriture ? Quels sont les thèmes récurrents que vous pouvez dégager ?

J.- Becca et moi écrivons la majeure partie des paroles. On a tendance à écrire séparément. On n’a pas vraiment encore écrit de paroles de manière collaborative. 

R.- On s'entraide parfois, pour une phrase. C’est plus simple d’écrire solo [lol].

J.- Ce qui est marrant, en revanche, c’est que les thèmes se rejoignent. Dans Delivery, la musique parle de frustration, et malgré des notes positives, ça tourne autour du monde moderne et de la vie quotidienne. Je sais que toi Becca, tu as écrit autour de ton taf.

R.- Ouais… Vivre à Melbourne te donne souvent l’impression de vivre dans une société hyper capitaliste, il y a pire mais il y a mieux en matière de pouvoir vivre sa liberté. On se sent plus ou moins emprisonné-es dans ces carcans, et en difficulté pour s’en échapper. C’est désagréable. Et l’idiotie de la politique te fait revivre ça en boucle. Tous ces trucs chiants te restent dans la tête, ce n’est pas forcément les meilleurs thèmes, mais c’est ce sur quoi il est facile d'écrire. 

J.- On s'enorgueillit aussi d’être un groupe qui accorde de la valeur à nos paroles. Ce n’est pas juste “oui oui oui, non non non”. On prend le temps de s’assurer que les mots véhiculent du sens. 

R.- Aussi, c’est parfois agréable que ça ne soit pas de la dénonciation directe, que ça fasse réfléchir un peu. Quand tu cries quelque chose sur quelqu’un, ça n’est pas forcément aussi bien compris que si on propose quelque chose de plus subtile, nuancé. 


Pouvez-vous nous parler des autres projets musicaux auxquels participent les membres de Delivery ? Vous jouez quels styles ?

R.- J’ai joué dans Gutter Girls, Blonde Revolver - beaucoup de punk.

J.- Mon premier groupe s’appelait The Vacant Smiles, du garage 60’s. Puis KOSMETIKA, un peu plus dans l’art-pop. Jordie joue dans Pinch Points (feat. Acacia Pip) et checkpoint (du garage aussi) - que des groupes avec ‘Point’ dedans! Liam joue dans Zipper (du post-punk arty), Wireheads (du rock chelou avec beaucoup de paroles. Et Scarlet joue dans The States, qui font du rock’n’roll powerpop. 

On a toutes et tous joué dans d’autres groupes avant ça. On a la chance d’avoir un assez long historique musical.


Comme vous venez de Melbourne, quel est votre lien avec les Peuples Indigènes et la terre du Wurundjeri ?

R.- C’est très déstabilisant et bizarre, parce qu’on a l'impression de naître coupable. En grandissant, on ne nous enseignait pas cette histoire. On y devient sensibles en s’entourant d’une communauté et de gens qui ont cette conscience sociale. Beaucoup dans nos cercles ont une conscience moins développée sur la question. Ça reste quelque chose d’étrange. 

J.- L’Australie a un passé obscur. Avec ce que le pays est devenu, on effleure à peine l’Australie d’avant la colonisation par les blancs. Il y a une manière positive d’aborder la chose: tout récemment, on réfléchit davantage aux torts causés et à la “dette” à payer. Petit pas par petit pas, on essaie de changer d’attitude. C’est d’ailleurs remarquable que tu t’y connaisses un peu, car nos gouvernants et l’Australie blanche n’ont pas envie de parler de ça. Mais c’est important pour celles et ceux qui ont un esprit de justice de reconnaître qu’on a volé cette terre, on se sent très chanceux-ses d’y vivre. C’est un sujet épineux. 


Y a t-il alors de la politique dans ce que vous faîtes, d’une certaine manière ?

J.- Oui, plutôt. Des thèmes politiques infusent notre musique. On essaie de formuler ça de sorte que ça ne soit pas du martelage, que ça soit homogène, un dérivé de notre intérêt pour l’état du monde. L’Australie est directement concernée.


Vous trouvez que votre musique est particulièrement australienne, ou a t-elle plutôt une portée universelle ?

R.- Je pense qu’il y a un quelque chose d’universel dans la colère envers les politiques, dans l’anti-fascisme. Le truc avec la musique, et celle qu’on fait, c’est qu’on rencontre des gens qui pensent comme nous. La raison pour laquelle on s’entend bien, c’est parce qu’on partage un terrain commun de pensée. On est tellement frustré-es, désireux-ses qu’un changement se produise, tout le monde est au max, mais parfois on est face au gouffre, à force d’efforts, sans savoir si on réussit à réduire les écarts. L’important, c’est de rester concentré-es, de ne pas abandonner.

J.- On a de la chance et on est privilégié-es d’être Australiens. Pas forcément fiè-res de l’être. L’avantage de voyager, c’est que certains aspects positifs de notre nationalité se révèlent. Mais on n’oublie pas que ce qui se passe au pays est rude. 


Vous allez jouer avec Franz Ferdinand fin novembre-début décembre. Comment ça s’est organisé, et à quel point êtes-vous hypé-es ? 

R.- Enthousiastes à fond ! Quand j’étais plus jeune, c’était pour moi un des groupes les plus cools. 

J.- C’est littéralement un rêve qui devient une réalité. Ca s’est goupillé on ne sait comment, mais pour la faire courte, on a reçu un email. 


[A cette étape de l’interview en terrasse du café, on est interrompus dans nos échanges, car on parle soi-disant trop fort, par le même poivrot qui nous avait déjà réclamé de faire moins fort quelques minutes avant. Tout le monde garde son calme. On rit un peu jaune en restant cordiales et cordiaux. Le mec marmonne des phrases incohérentes en anglais pour nous taper la discute. J’essaie de raccrocher les wagons en lançant Rebecca et James sur les Sparks, qui ont fait un album avec Franz Ferdinand il y a dix ans. Tous les deux adorent comme moi.


L'interview a ensuite pu reprendre.]


Quels groupes de Melbourne recommandez-vous au lectorat de cette interview ? 

R.- On adore Eggy

J.- Dragnet², qui viennent de sortir un album. Program, on adore.

R.- Miss Kaninna aussi, c’est génial. 

J.- Quality Used Cars, des ami-es à nous. Il y en a beaucoup!


Pouvez-vous nous partager vos émissions TV préférées d’enfance ? 

R.- Une émission que je crois qu’on regardait tous les deux et qui s’appelle Lockie Leonard (2007-2010). C’est australien. Ça parle d’un lycéen pas très populaire qui traverse des expériences de vie drôles.

J.- C’est inspiré par une série de livres. 


Si on utilisait votre musique dans un film, ça serait quel film ou genre de films ?

R.- C’est vrai qu’on aime toutes et tous le cinéma, ce n’est pas loin derrière la musique. 

J.- Idéalement, un film d’action, d’espionnage. Liam s’est même fait la réflexion en jouant un de nos morceaux l’autre soir: “ça pourrait être une chanson pour James Bond!” Ce que j’aime dans ces films, c’est qu’on peut créer des ambiances sombres et déstabilisantes, qui instillent du mystère. 


Avez-vous un top de films que vous recommanderiez ? 

J.- Faisons un film par membre du groupe ! 


Jordie: Magnolia de Paul Thomas Anderson (1999).


Liam: Speed (Jan de Bont, 1994).


Dingue! J’ai regardé Speed la semaine dernière !

R.- On a toutes et tous regardé Speed la semaine dernière ! Dans l’avion ! [lol]

Scarlet: The House Bunny (Fred Wolf, 2008).

J.- National Treasure (Jon Turteltaub, 2004).


R.- Je pourrais donner tellement de réponses à la con, mais j’ai étudié le cinéma à la fac pendant deux ans, et le seul film qui a déclenché une obsession chez moi a été Lost Highway de David Lynch (1997). Mais c’est vrai que c’est chiant que la bande originale contienne des gens problématiques…


[Merci beaucoup à l'ensemble du groupe Delivery pour leur énergie, leur temps et les valeurs partagées.]


¹ Sam est resté proche du groupe en tant que multi-instrumentiste et producteur, ndlr


² le nom d’un album du groupe anglais The Fall, ndlr


Commentaires

Articles les plus consultés