Proésies Vol. 2
Illustration: Nicolas Gummo
Réconciliation
Ma vie est une métaphore en forme de bateau. Vogue, vogue, jusqu'à apercevoir un iceberg. Je ne peux pas voir la partie qui est immergée. Pourtant, l'eau est claire, chatoyante. C'est une lumière froide et attirante. Une promesse. Je n'attends pas la collision - j'ai déjà plongé.
Dans un rêve, nous sommes dans l'appartement. Nous l'appelons maison. Des cris retentissent - dehors, la peur monte. Que se passe t-il? Dans le ciel, des avions nous font des offrandes. C'est la fête nationale. Nous sommes bombardés. La poussière s'infiltre sous notre porte, elle transporte des
particules de mort. Nous nous regardons - ça suffit. Tout s'arrête. Ma femme et ma fille sont mortes, leurs corps sont mutilés. Je m'étouffe dans mes cris, ils sont camouflés par le remous du monde et le flot du temps. Je dois reconstruire, dans la honte, dans la souffrance, dans la solitude. Rien n'arrive
sans raison.
Parfois, la montée des escaliers me semble un lieu pas si inadéquat pour quitter la vie. C'est comme si tomber pour tomber, c'était facile, au final. Il faut piquer l'animal, l'animal est digne. Il souffre en silence, il agonise dans l'innocence. Il vous pardonne tout, il est si fort. Il se blottit dans vos bras parce qu'il sait ce qui arrive - c'est le plus beau des au revoirs. Face à la perte totale de ma
dignité, il me reste ce morceau de tristesse majestueuse. Douloureusement, j'oublie que je n'ai eu droit qu'à un "salut" un début de dimanche après-midi.
Depuis, je tourne en rond. Mon ventre s'endurcit et s'emplit de tout ce liquide indésirable que je me force à boire immanquablement. Si j'étais à l'école, on dirait que je suis pathétique. En fait, c'est
juste triste. Ces villes que j'ai habitées ne sont qu'un Paris raté. Il y a cette même atmosphère d'euphorie et d'emportement, partout dans les draps, les murs, les livres, la télévision, l'entrée. Tant de choses à construire ont été détruites en plein élan. J'aimerais pouvoir parler, pouvoir dire au
revoir. Mais ça fait trop mal. Ça me fait trop mal d'avoir encore manqué d'oublier. Ces livres, ces espoirs que j'ai entassé dans la voiture en cet été il y a cinq ans, il va falloir que je les remballe, que je les trimbale d'endroit en endroit. Jusqu'à la prochaine fois où il faudra tout quitter. Loin de la souffrance, c'est malheureusement vers elle que je reviens. Ce sera un long chemin vers ce futur
incertain, vers cet espace d'énergie qui aujourd'hui m'échappe mais que j'espère agripper demain. La route reste à tracer. Et j'attends toujours un stylo indélébile.
Expériences de mort
J'ai rêvé d'un bar. L'intérieur ressemblait à un mélange entre le Kilberry et le Bougnat, une sorte de pont entre deux villes. Un endroit pour s'amuser avec des amis, pour se souvenir du passé qui dérange et pour créer un ersatz de présent. John était là. Je tenais une pinte, dans laquelle il avait
essayé de boire, mais j'avais refusé catégoriquement. Ce verre était à moi, et à moi seul. Mon seul acolyte. Une constante. Quelque chose pour m'accrocher. Quelque chose d'effervescent, qui rendait
ce rêve un peu plus enivrant.
John disait toujours que j'avais la couleur de la mort. Lors de nos virées oniriques, le bar buvait du foot et était rempli de ses habituels clients du mardi soir. On rêvait de choses intenses. Doucement, on se débarrassait de la routine avec nos beaux discours, assis à notre table insouciante. « Ça me tue », lui disais-je. J'avais des souvenirs de quelqu'un d'autre. Soudain, de la boue et de la
fumée s'engouffra à l'intérieur. On devait reprendre notre brasse contre le courant. On salua cette taverne d'imbéciles finis. On leur expliqua qu'on était fatigués. Dehors, on s'est échoués sur le trottoir transparent, dans ce prétexte de rue sans fond. Les hommes méprisants mâchaient le bout de
leurs cigarettes, ils créaient de la lumière, du brouillard. Nous aussi, on fumait tranquillement, dans notre hilarité liquide. On avait confiance en la nuit, elle allait nous offrir une bouffée euphorisante d'air frais. On a rampé dans les allées et les petites rues sombres à la recherche d'un trésor. « C'est
bon, ça! m'écriai-je. Ça m'a l'air bon ». A l'horizon, il y avait comme un phare qui nous attirait vers la sérénité, nous aveuglant vers les franges de la ville. Je dis à John : « Je suis désolé ». Il fallait que je le laisse tomber. Je devais partir. Je lui demandai s'il allait essayer de me trouver. Il resta pantois.
Je plongeai dans les eaux inintelligibles, où je me suis noyé.
Je devins le géographe de lieux que je n'ai jamais foulés. Je devins le cartographe des territoires marins mais je ne me nourrissais que de béton. Je vénérais l'odeur de café des jours d'été brisés et je trébuchai au bord de la faille californienne. Je tombai dans le piège de la sur-interprétation. Mes yeux saignèrent, et derrière ce tissu cramoisi, je pus voir mon paysage intérieur: un agglomérat de
viande tectonique, une merde qui ne part pas à la chasse d'eau. J'étais amoureux au point que mes synapses explosèrent, et j'en oubliai l'existence du soleil. Au milieu de ce mélodrame, ma cage thoracique rompit. J'appelai celle que j'avais aimé de l'autre côté de la rue et j'entendis l'écho de ce
quelqu'un d'autre. Elle s'amusait. Et moi, je parlais, je parlais, je parlais, et je me retrouvai encore aux bordures de la ville. Putain, que l'eau était froide. John disait toujours que j'avais la couleur dela mort.
Avant de me réveiller, j'y pense sans arrêt : je suis lentement, mais sûrement, en train de me tuer, gorgée après gorgée. Je vois des images de cancer, des vomissures de sang, des scalpels tapant dans mon estomac. Les chirurgiens tentent en vain de nettoyer l'intérieur, mais tout est déjà irréparable.
Sur la table d'opération, je suis convaincu d'avoir fait le bon choix. J'ai trouvé le meilleur
compromis : vivre la vie aussi fort que je le pouvais. Mais mourir doucement, doucement, par choix.
Quelque part, c'est un peu une réunion entre Éros et Thanatos. Ou peut-être que je fais le gros gamin. Parce que vraiment, presque physiquement, je me sens meurtri, et je ne veux pas admettre que j'ai gaspillé autant de ressources, matérielles, personnelles, imaginaires, pour le bien de quelqu'un d'autre. Oublier le Canada et les vies parallèles. Autant de gâchis m'énerve tellement. Je n'arrive pas à avancer en pensant que c'est de ma propre faute. Je l'ai cherché. J'ai une trouille bleue
de l'histoire, celle qui se répète et se répète et se répète. Et de l'autre histoire, celle qui n'arrive jamais, jamais, jamais.
C'est un cercle de paresse, d'ennui, de destruction. C'est une pyramide de prise de poids,d'obsessions morbides, de lâcher-prise total. De l'auto-indulgence en mode « Repeat ». C'est
toujours la même impression d'horreur. J'ai fait s'accélérer le temps. Ce n'est qu'une question de
perception. De tuer ces émotions dans l’œuf. Un anéantissement complet. Une haine des sens.
Je suis déréglé. J'ai perdu l'innocence de la lecture. Sans parler de l'écriture. C'est comme si j'étais un potentiel manqué. Mais le talent n'existe pas si on ne fait rien. Si on est un branleur. Un buveur. Dans cette chambre désolée, ravagée, on n'est que le résultat d'un meurtre. Le monstre de
Frankenstein. Un monstre d'humanité. Il aime. Ça lui tient à cœur. Il se sacrifie. Tout ce qu'il espère au fond, c'est rencontrer un homologue, une autre créature pour s'accoupler dans la monstruosité.
Je mens folle
Aux yeux de la logique c'est normal de trébucher lorsque l'on marche en perdant pied. Je vous demande pourquoi personne au monde n'est capable de s'arrêter de marcher.
Il faudrait du courage. Du courage pour m'arrêter de vivre une vie pareille, où rien ne me ressemble, où je fais des choses que je trouve absurdes, où je m'ennuie parce que terré, brisé, isolé.
Les détracteurs invisibles de ma conscience me jugent et me disent que c'est de ma faute, que ma solitude est volontaire, que je m'y suis mis moi-même. "Ô temps suspends ton vol", je me bloque au bord du vertigineux gouffre qui se dresse devant mon corps, une excavation où s'entassent les
cadavres des illustres gribouilleurs de purintellect et des parodies de penseurs. Je n'ai pas demandé à naître, alors pourquoi devrais-je choisir la vie?
Je ne sais pas comment j'ai pu glisser ainsi, perdre ce ton qui m'était si fidèle, lorsque j'avais la force, le temps, de jouer au philosophe qui ne lit jamais, ou au juge qui ne connaît pas le code pénal.
J'ai pris un livre, et les livres m'ont pris. Je dors dans cet appartement hospitalier avec l'ironie d'un mange-page et dans mes songes, je ne fais que m'évertuer à décoder tel ou tel texte. A un certain niveau, l'art est époustouflant de profondeur, mais à celui où je me place, au niveau où la lucidité se
conjugue sans faute d'accord avec "moi", c'est consternant d'absurdité. Dans les méandres du sens, je parcours une route sinueuse où je suis seul face à mon désenchantement. Ce constant retour à la
dichotomie de Schopenhauer, la vie comme alternative entre l'ennui et la douleur, tout est mélangé et j'explose. Avec les livres, je comble ce vide affectif, par dépit, quelque part, parce qu'il faut bien faire quelque chose dans la vie, parce que ma mère m'avait fait croire avant de mourir à un avenir que je refuse de vivre, parce qu'avoir fait le choix de rester à l'école, toute ma vie, c'est tellement une excuse pour ne pas vivre et continuer à n'avoir de valeur qu'entre zéro et vingt. A force de réflexion, je retrouve foi en des notions fondamentales mais dont il faut dépasser la simple réalisation du sens: le respect, l'amour. C'est tellement ironique de se dire « romantique », de voir, génération après génération, la jeunesse brisée en rupture avec les valeurs superficielles de la société, qui n'a pas de repères sinon sa propre sensiblerie. Et moi, au milieu de l'effusion et du sang, ballotté entre l'affection et l'extériorité de l'analyse littéraire, noyé dans le chaudron éclaboussant du
langage, je me sens post-moderne, forcément, même pas existentialiste, non, même pas nouveau, rien qu'un tissu d'influences ineptes et stériles, à l'orée du romanesque et de l'aphasie. Aujourd'hui,
j'aimerais refermer le livre de mon amourette avec le mensonge.
Traverser l'abyssale profondeur des couloirs du métro à longer un pied en avant après l'autre, à l'écoute des pas des inconnus qui parfois vous crochent-patte et qui vous font sentir oh-pas-comme-
chez-vous, ces clochards affables dont les haleines âcres proposent de meilleurs senteurs que les "inanités sonores" qui s'exhalent des clapets d'échappement des gens de l'université, loin de toute la
nostalgie pour cette ville de province où toutes les rues me sont familières et où l'histoire s'est jouée avec ces fantômes de filles moches croisés au hasard et que je n'ai jamais aimés parce que
finalement, je me suis toujours prétendu original et beau et raffiné alors qu'il suffisait que je cesse de penser, de me regarder dans le miroir, de me masturber sur cette image fallacieuse et si peu féerique, que je trouve la vraie définition de qui je suis, oh, ma vie, que j'ai la sensation de te perdre,
et cet amour en moi, comme j'ai mal de ne pas le laisser s'envoler au-delà de ces murs souillés de mots creux comme ma parole qui ne cesse de vouloir se taire car je n'ai plus le contrôle, j'attends, j'attends la vie, j'attends ma vie, mon errance délibérée, et non plus cet égarement étouffé dans le resserrement des couloirs ocres et livides face à un avenir flou à cause d'un présent au combien trop
net lorsque j'entends le parquet craquer sous mes pieds et lorsque tout semble si futile que tout le monde semble écorché, nu, et que moi, je vomis.
Je veux retourner à la nature, traverser le désert et m'arrêter pour un beat-nic entre amoureux, poser ma tête contre la poitrine de quelqu'un, me dire que je vole, du "v" au "b", de "vain" à "beau", ne plus avoir besoin d'ouvrir aucun livre ni de prononcer le moindre son.
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