Proésies Vol. 1.

Cormontreuil

 J'ai connu des héros de la littérature.
 Ils marchèrent un soir le long de la rive gelée. Ils ne se tenaient pas la main. Ils ne frappaient pasles graviers avec leurs chaussures, pas plus qu'ils ne se regardaient.
  Il n'y avait personne pour
croiser leur chemin, pour déranger leurs pensées et leurs rêves d'aventures. Au milieu de l'hiver,comment pouvaient-ils avoir si soif ? « On n'est pas fatigués, putain ! On n'est pas fatigués. »
 Leur souffle à moité coupé, coupé par l'obscurité, l'obscurité de la ville, tu sais, la jolie ville. Ilétait quatre heure du matin, ou de la nuit, ils n'en savaient rien. Ils ne savaient pas non plus pourquoi les feuilles des arbres tombées mourraient au milieu de la route des charmilles.
 Ils s'assirent sur le bitume glissant, à l'abri des recoins embroussaillés. C'était un endroit où ils seraient restés, dont ils avaient rêvé, un lieu pour se cacher qu'ils avaient invoqué. Comme s'ilsavaient trouvé Dieu, comme ça, en passant. Et tout cela, en plein milieu de l'hiver. Ils y restèrent.
 « Charmante ! » Cette impression, cette atmosphère de désert. Cette certitude qu'ils pouvaient tout faire. « Trouvons nous un bus. » Ils chantaient. « Un petit tour dans les ténèbres embrumés. Surles fenêtres, on dessinera des bonhommes en buée. On ne tient à rien ! C'est une nuit sans lendemain ! » Et ils chantaient. « Trouvons nous un bus. »
 Le cortège reprit la route. « Putain, mais la fatigue, ça dégoûte. » Mais la nuit tenait sa promesse.
Bourrés sans cesse, roulez jeunesse. Leur déambulation silencieuse était aux petits oignons. Pas une voiture, pas une pourriture, de près ou de loin. Et on les entendait crier : « Ordures ! », tout ça envain.
 Enfin, ils arrivèrent à l'abri-bus. Ils y attendirent, s'y allongèrent. Ils se turent : les effets de la biture. « Serein avenir, décuvons de manière prospère. De la solitude, pourvu que ça nous rassure. Ce soir on traîne, mais sans plus. »
 Le bus ne vint jamais. Il fallait se lever, sur des pieds tout ampoulés. Et ouvrir ses yeux dedéfoncés. « Et si on restait ? - Ouais, et si tu la fermais ! » La seule chose qu'on entendait, c'était lesoiseaux qui se moquaient.
 A ce voyage, il y survécurent. Mais à leur âge, ils ne prirent pas la mesure de la longueur de leur parcours, ni de la profondeur de leur quasi-trépas. Après avoir sur la route couvert autant de pas, une seule chose parmi les souvenirs persista : cette nuit-là, ils s'étaient tous trouvé si moches ; ils
avaient capté que l'amitié n'était jamais dans la poche. Mais à six heures du matin, ils avaient été ensemble, sans peur et sans reproche.
 Ces héros de la littérature avaient été si proches.


Dame

 Il y avait ce père et son fils. Ils étaient assis dans le salon depuis le début de l'après-midi. Le filslisait une bande-dessinée, de manière rêveuse, tandis que le père fumait des cigarettes en écoutant du jazz un peu prétentieux. C'était très naturel, d'être ainsi chez eux, de s'occuper de cette manière,
une manière qui n'appartenait qu'à eux. C'était particulier. Le foyer de la cheminée scintillait de ses flammes rassurantes aux couleurs de couchers de soleil. S'ils s'étaient sentis un peu plus à leur aise, ils auraient très bien pu entamer une correspondance. Écrire à n'importe qui. À la nature. À quelqu'un. N'importe qui aurait fait l'affaire, en fait.
 L'homme proposa une sortie. L'enfant accepta sans grand enthousiasme. Ils passèrent leurs manteaux d'hiver et ils descendirent dans la rue pavée. Ils haletèrent rapidement. Encore plus rapidement, ils trouvèrent le chemin du restaurant. « Nous méritons de nous faire plaisir », déclara
l'homme. « Mon fils, je vais t'offrir un repas dont tu te souviendras toute ta vie. » L'enfant esquissa un sourire tandis que les piétons passèrent leur chemin furtivement.
 Ils s'assirent dans la lumière douillette. Ils s'assirent et contemplèrent les gens marcher sur la place. Les monuments qui s'élevaient. L'histoire un fiasco. Les choses qui tombaient en ruines. Des vies détruites. Les amourettes impossibles. L'enfant et son père échangèrent un regard commode et
se turent l'espace d'un instant.
 Jusqu'à cet instant. L'enfant avait attendu si longtemps pour poser la question. Comme un désir ancestral, mais qui le hantait de manière omniprésente. Il avait peur, vraiment très peur. De poser la question, de savoir. De comprendre l'histoire. Parce qu'il n'était pas dupe. Il refusa de s’accommoder de ce silence terrifiant. Tant de nuits, il n'avait pas réussi à s'endormir – et il n'en pouvait plus. Les pistolets à laser sont inefficaces contre les fantômes, il le savait. Dieu qu'il avait peur.
 Ses mots résonnèrent dans la pièce comme une violente pulsation vocale :
« Maman, elle est partie où ?
_ Ta maman, elle est loin à présent, répondit l'homme d'un ton détaché. Elle est en sécurité, et elle n'a plus froid, à présent. Il n'y a rien à craindre. La brume et la confusion ne l'étouffent plus. Tout ce qui était mauvais a disparu. Elle est heureuse et en bonne santé et elle n'est plus seule, à présent.
_ C'est pas grave, répondit l'enfant. C'est pas grave... »
 « Hein que c'est pas grave, Papa ?
_ Non, ce n'est pas grave. Tu es très courageux, mon fils. Sache-le. Je voudrais que tu ne te retournes jamais. Sois solide comme un roc. Dehors, c'est le chaos. Souviens toi de ça. Dehors, c'est
le chaos. »
 L'enfant ne répondit rien. On leur apporta leurs assiettes et dans le tintement des couverts, ils mangèrent. Au loin, des adolescents bruyants balançaient des canettes de bière sur les murs de marbre et des policiers les pourchassaient.
« Ils s'amusent ?, se demanda l'enfant.
_ Oui, ils s'amusent, mon fils. Plus tard, je voudrais que tu t'amuses aussi. Mais par pitié. Par pitié. 




Fais attention, mon fils. »

En fin de compte, l'enfant se souvint du repas en question. Il s'en souvint quand il balança ses jambes dans le vide du haut de la plate-forme du port où il était allé s'asseoir. Il s'en souvint quand il déplia une feuille de papier. Il s'en souvint, quand il lut, avec la voix d'un ange, ce qu'il avait écrit dessus.
 Tout ce qu'on trouva de l'enfant, ce fut cette feuille. Les bourrasques de vent avaient transporté des particules de sel dans les fibres du papier.




























Maman a tué la ville.

La Foire de la Mocheté

 Il y a des centaines d'années, les charrettes des marchands partirent d'Italie, où il faisait soleil, pour se rendre sur les terres moroses de Champagne. La cohorte opulente criait avec opportunisme pour conclure leurs négoces et essayait tant bien que mal de rester groupée, comme la famille qu'ils
désiraient être. Ces seigneurs à la stature magnifique faisaient étalage de leurs possessions terrestres, jusqu'au moment où, à l'intersection d'une route de graviers, les masses en haillons les encerclèrent, aiguisèrent leurs faux et ne leur laissèrent que leur soie mortuaire. Et l'averse, l'averse
ténébreuse, s'abattit sur les marchands comme une revanche poétique qui résonna pendant des siècles, comme un meurtre impitoyable et silencieux, comme une fin du monde anachronique qui devait engloutir les rescapés après le Déluge.
 C'est vrai, j'en ai bien peur : on dédit un jour par semaine à un Dieu qui a besoin de repos. J'essaie tant que je peux de me pardonner pour la douleur que son absence provoque en moi pendant ces journées nuageuses et désespérément tristes. Je rassemble mes forces pour pouvoir marcher en direction du site de la foire, alors que je L'entends m'appeler d'une voix insouciante et enfantine – un grand frère un peu trop responsable. Je bénis le vacarme des montagnes-russes et des nourrissons qui, convulsivement, s'étouffent, rient, et pointent mon visage hagard du doigt, de leurs doigts bouffis, leurs doigts d'innocence.
 Mes chaussures sont trempées à cause des flaques de pluie. De loin, et par delà l'arc-en-ciel des ballons gonflables, j'aperçois une enfant pâle qui me fait signe. Elle n'est pas grande. Elle porte des pinces roses dans les cheveux, ses cheveux ont une couleur maligne, son regard a la tendresse d'une
romance. Dans ma tête, je visionne la rencontre mignonne mais ravissante entre deux personnages d'un film qui n'existe pas encore. Elle porte sa robe vintage à ravir, et j'en frissonne, ne sachant pas ce qui m'apporte ce sentiment vital : sa présence ou l'insupportable vent qui balaie le boulevard.
 C'est le crépuscule, et je n'arrive toujours pas à accéder à la fête. Mon joli compagnon m'envoie des lettres. J'y réponds dans le noir, assis dans l'herbe humide, et je remplis des pages blanches d'une encre lancinante. Ensemble, nous nous libérons de la solitude de nos corps. Nous créons un sang nouveau. Par procuration, nous faisons l'amour. Nous échangeons des regards voluptueux depuis les bancs où nous nous sommes assis. Nous jouissons à chaque sourire. Et à l'heure la plus sombre de la nuit, quand l'attente devient insupportable, j'entre en cachette dans le territoire interdit. C'est calme et brillant et explosif au moment de nous embrasser. On entend nos cœurs éclater et une myriade de lumières se libère, clouant le bec de tous les observateurs.
 C'est à ce moment là qu'on commence à s'amuser. On se tient la main dans le train-fantôme. Je la chatouille quand elle essaie maladroitement de pêcher les canards en plastique qui nagent en cercle dans leur rivière infinie. Elle me pousse gentiment dans le palais des glaces et elle me tire la langue
comme pour faire semblant de faire diversion. Au milieu des milliers de visiteurs, c'est l'aube, nous sommes perdus, mais nous ne cessons pas un instant de nous embrasser.
 Le ciel se fissure.
 Elle me dit de rentrer chez moi. J'accepte, possédé par la transe hypnotique qu'elle déclenche en moi. Je retrouve mes esprits et décide qu'il faut que j'y retourne. Il pleut sans arrêt depuis des heures. Pas un rayon de soleil ne perce les nuages monstrueux. Pourtant, je me sens observé de là-
haut, comme une fourmi sous une loupe malicieuse. Je reprends progressivement la route de la foire et je patauge tout du long.
 Elle est là, dans le carrousel, à partager une barbe à Papa avec un autre. Le scalpel aveuglant de la jalousie me plante sa lame comme un docteur qui me forcerait à porter une camisole. Je m'agenouille et bois la boue dans les flaques à n'en plus pouvoir respirer. Je crie le nom que je lui ai inventé, mais elle ne reconnaît pas ma voix dans l'entrelacement de l'espace et du temps. Elle part poursuivre sa vie et son petit corps est constamment assailli par des hordes de loups courtisans. Elle ne voit pas que je suis incapable de repousser ces démons hurlants.
 Lorsque j'essaie d'accéder à la foire, le tourniquet de ses amants me refuse l'entrée. Quand je plaide ma cause, je suis rabaissé sous le poids de leurs récriminations. Ses chiens se délectent de manger ma cervelle au point que la vie devient cette blague illogique, un stand de tir où elle représente le centre de la cible et où je tire, avec une carabine à air comprimé, des balles qui ne lui
causent que des égratignures.
 Partout, je vois des champs de ruines, et il n'y a plus de commerce avec le petit peuple. Les foires se sont décomposées en orgies sans joie. Il y a du sang partout. On a pissé sur la beauté. Et tout ça est de ma faute : afin qu'Il ne soit pas misérable, j'ai donné à Dieu la force de détruire le monde.

Commentaires

Articles les plus consultés