Ryuichi Sakamoto: Opus, de Sora Neo (2023)


Ryūichi Sakamoto: Opus, de SORA Neo (2023)

Opus - nom masculin

(latin opus, ouvrage)

1. Production artistique ou littéraire, spécialement disque, film, roman : Le dernier opus d'un chanteur, d'un cinéaste.

2. Terme qui, suivi d'un numéro, sert à situer une œuvre dans la production d'un compositeur. (Souvent abrégé op.)

3. En architecture, synonyme d’appareil.

Découvert au Festival Kinotayo 2024, exploité en salle (Reflet Médicis, 75005) depuis le 30 juillet 2025 par Janus Film, le film, mêlant performance solo et documentaire, propose un hymne élégiaque au brio du compositeur contemporain SAKAMOTO Ryūichi. Dans un geste final précédant de peu son décès des suites du cancer qui avait envahi sa vie depuis une décennie, le génie nippon, accompagné par une caméra et un montage qui donnent leur part belle au tact et aux mouvements délicats de son jeu de piano, synthétise son oeuvre à travers 20 morceaux sélectionnés avec soin. 

Non pas un best-of, plutôt l'auscultation vitale et intimiste d’un travail de longue haleine depuis ses origines et ses tréfonds, ce requiem de SAKAMOTO est à découvrir pour tout-e amateur-ice de musique pour l’image, l’ensemble se trouvant magnifié par le soin qu’apporte le réalisateur à chaque plan, chaque seconde, dans cette orchestration chorégraphique de concert avec cet artiste qui compte beaucoup pour moi, tant rationnellement qu’empiriquement (mes parents m’ont transmis un goût indéniable pour son travail).

Opus est un portrait musical incontournable et particulièrement émouvant, dont vous pouvez lire la présentation et l’analyse morceau par morceau originellement écrites par Raphael Helfand et Jordan Darville (article en anglais sur thefader.com), traduites par mes soins. 

Présentation:

« Il n’est pas difficile d’affirmer l’importance de la singularité de SAKAMOTO Ryuichi. Sa carrière s’étend sur 50 ans, de Tokyo jusqu’à New York, ce qui aura un impact sur son style et son corps ; son influence atteint les stratosphères.

Dans les années 70, SAKAMOTO a établi les compositions fondatrices de la city pop avec HOSONO Haruomi et TAKAHASHI Yukihiro dans leur groupe Yellow Magic Orchestra. Dans les années 80, il a pris son indépendance en tant qu’artiste solo et compositeur de BO prolifique, louvoyant entre films cultes et publicités iconiques pour, par exemple, une marque de whiskey. Sans oublier son morceau Riot In Lagos, qui a auguré des 20 ans de musique dance qui ont suivis. 

Les années 90 ont été un moment où SAKAMOTO a étendu son travail dans tous les domaines, en collaborant avec des artistes aux marges extrêmes de l’expérimentation, tout en retournant dans ce même espace-temps vers ses racines de pianiste. Et les deux décennies du 21ème siècle ont été l’occasion pour lui d’explorer l’ambient, la bossa nova, ou la pop pure et dure. 

Les dernières années de la vie de SAKAMOTO ont été marquées par un diagnostic du cancer du pharynx à l’été 2014. Il a géré sa maladie avec une dignité grandiose, accentuant encore davantage son élégance inégalable. Les deux albums qu’il a publiés entre son diagnostic et sa mort en 2023 contiennent certaines de ses musiques les plus déchirantes. Dans l’album async, des premières notes sèches et brutales du premier morceau “andata” à celles faites de tintements atonaux du final “12”, ses confrontations avec la mortalité ont été profondément introspectives et déterminées. 

Nous avons reçu le dernier chef d'œuvre de SAKAMOTO - un film d’une performance solo live de 17 morceaux qu’il a choisis lui-même parmi son énorme discographie, ainsi que trois exclusivités. Le projet, intitulé à juste titre Opus, a été réalisé par SORA Neo, dans une captation qui a mobilisé environ 30 personnes pendant plusieurs jours, sans compter les semaines de préproduction. SAKAMOTO a écrit ce dont il se rappelle du temps passé à storyboarder méticuleusement les plans, esquissant les détails hyper-spécifiques du film par des sessions de répétitions enregistrées à l’iPhone à son domicile. Selon lui, la démarche d’exhaustivité de SORA était telle “que les positions de la caméra et l’éclairage changeaient fortement à chaque morceau.”

Il a ajouté: “J’entrais dans le cadre avec anxiété, à me dire que ça pouvait être ma dernière chance de partager un live avec tout le monde, de cette manière. On a enregistré plusieurs morceaux chaque jour, avec beaucoup d’application. J’ai joué des pièces que je n’avais jamais jouées en live piano solo, comme par exemple ‘The Wuthering Heights’ (1992) et ‘Ichimei - Small Happiness’ (2011). J’ai joué ‘Tong Poo’ dans un nouvel arrangement avec un tempo plus lent que je n’avais jamais atteint. Donc, dans un sens, alors que je pensais que ça pouvait être ma dernière fois en live, je me suis aussi senti pousser des ailes vers des territoires inexplorés. Simplement jouer quelques morceaux chaque jour en me concentrant beaucoup, c’était tout ce que j’étais capable de produire à cet instant là de ma vie. Peut-être à cause de l’éreintement, je me suis senti complètement rincé après coup, et ma maladie s’est empirée pendant environ un mois. Mais malgré tout, je me suis senti soulagé d’avoir pu enregistrer avant ma mort - une performance dont j’étais satisfait."

Grâce à la version album, Jordan et moi avons saisi l’opportunité de passer en revue chaque morceau d’Opus, en considérant chaque partie comme autant de mini-fenêtres donnant sur la carrière caverneuse et kaléidoscopique de SAKAMOTO. »


Analyse morceau par morceau, par Raphael Helfand et Jordan Darville du site thefader.com:


« 1. Lack of Love (2000, Dreamcast de Sega)

Le jeu Lack of Love semble avoir été explicitement conçu pour une bande originale de SAKAMOTO. Les joueurs endossent le rôle d’une créature alien de base sur une planète en terraformation et qui interagit avec la nature sauvage pour survivre et évoluer ; la manière d’y réussir, avec violence ou par d'autres moyens, revient au choix du joueur. “Lack of Love” capture les enjeux d’un tel concept avec un flair opératique enveloppé dans un packaging minimal. 

2. B.B.

Le premier d’un des trois morceaux originaux présents sur Opus, "B.B." est une ode sombre et courte au célèbre réalisateur Bernardo Bertolucci (dont j’évite le travail depuis l’affaire du Dernier Tango à Paris, qui a ruiné la vie de Maria Schneider, ndlr), avec lequel SAKAMOTO a collaboré sur deux films - les thèmes de The Sheltering Sky et du Dernier Empereur apparaissent tous les deux plus tard dans l’album. Bertolucci est mort du cancer en 2018 à l’âge de 77 ans, 5 ans avant la disparition de SAKAMOTO.

3. Andata

Le morceau d’ouverture de l’album async (2017) est le morceau qui me brise le plus le cœur que j’ai écouté. C’est du SAKAMOTO au piano à son niveau le plus mûrement réfléchi, qui développe une ligne mélodique simple et élégante, jusqu’à sa conclusion harmonieuse en toute logique. Même sans le contexte du diagnostic de son cancer, sa production lente et méthodique est absolument dévastatrice.

4. Solitude

Aussi solitaire que son nom l’indique, cet extrait de la BO de トニー滝谷 (VI:Tony Takitani - l’adaptation de la nouvelle de MURAKAMI Haruki par ICHIKAWA Jun, 2004) est une masterclass de tension et de soulagement, qui construit un poids presque insupportable avec des tintements et autres bruits sourds de la main droite et des arpèges diffus comme des couteaux dans une plaie de l’autre main. 

5. For Jóhann

Un morceau composé par le compositeur islandais reconnu dans le monde entier Jóhann Jóhannson, qui est décédé en 2018 à 48 ans seulement. Les enjeux existentiels du deuil porté par SAKAMOTO à l’endroit de son contemporain et ami revêtent une profondeur plus grande à l’aune du contexte dans lequel il l’a écrit: lui-même mourant, il était face à face avec le vide qu’une disparition tragique peut laisser derrière elle. Comme les meilleures élégies, la musique est marquée au fer autant par la culpabilité que le chagrin. 

6. Aubade 2020

SAKAMOTO avait probablement la carrière de compositeur de pubs la plus réussie créativement. “Energy Flow”, un morceau écrit en 1999 pour la pub TV pour la marque Sankyo Pharmaceuticals est devenu le premier morceau instrumental à atteindre n°1 au Japon au Top Oricon. “Aubade 2020” n’a peut-être pas connu un cycle similaire, mais le morceau, tour à tour élégant et posé, poursuit l’héritage SAKAMOTO qui consiste à déverser son cœur entier dans des œuvres que d’aucuns trouveraient intrinsèquement superflues.

7. Ichimei - Small Happiness 

Le film  一命 (Ichimei ; VF: Hara-Kiri: Mort d’un Samurai) de MIIKE Takeshi vit l’union de deux géants de la culture japonaise. Le score de SAKAMOTO pour le film soutient cette histoire de MIIKE qui traite de l'héroïsme, de l’honneur et de la tragédie. 

8. Mizu no Naka no Bagatelle

Un peu de légèreté au milieu de la lourdeur submergeante d’Opus, “Mizu no Naka no Bagatelle” est tiré d’une pub TV de 1983 pour le whiskey Santory. De douces nuances à la Vince Guaraldi infusent le refrain chantant du morceau, qui laisse l’auditeur-ice imaginer une longue glissade à travers une étendue d’eau gelée (un verre onéreux d’alcool marron nous attendant à l’autre bout).


9. Bibo no Aozora

Un des morceaux les plus appréciés des fans, vers lequel SAKAMOTO est revenu pour le réarranger plusieurs fois tout au long de sa carrière, “Bibo no Aozora” (initialement sorti en 1995) fut introduit à un public occidental davantage mainstream lors du final dramatique du film Babel (Alejandro González Iñárritu, 2006), mais sa complexité émotionnelle raconte sa propre histoire cinématique, une de celles qu’il vaut mieux ressentir sans accompagnement narratif. 

10. Aqua

Un autre morceau adoré des fans, “Aqua” est un temps fort de l’album de piano solo et de duo BTTB (Back to the Basics). Ici, son amour pour les lignes mélodiques claires simples et pour des espaces harmoniques à ciel ouvert prend toute son ampleur, avec comme résultat une oeuvre joyeuse et universellement accessible. 

11. Tong Poo

Le plus vieux morceau dans Opus - et la seule chanson issue du catalogue de Yellow Magic Orchestra - est également le plus transformé comparé au matériau de base. Ce qui originellement était un voyage à sensations maximaliste de pop urbaine revêt une grandeur théâtrale lorsqu’on le réduit à ses éléments matriciels. Avec un lead foot sur la pédale forte, SAKAMOTO ralentit et rend confus un morceau dont l’aplomb guilleret résiste généralement au réarrangement, le remplaçant avec une confiance calme par le sentiment d'une vie pleinement vécue. 

12. The Wuthering Heights

L’ingéniosité avec laquelle SAKAMOTO réussit à insérer sa marque de fabrique dans les films pour lesquels il compose sans laisser son égo le parasiter est toujours fascinante. Son thème pour l’adaptation de 1992 (par Peter Kosminsky, ndlr) de l’histoire écrite au XIXème siècle par Emily Brontë, qui met en scène un drame bourgeois à la campagne, résonne avec tous les rythmes émotionnels nécessaires, mais maintient un caractère propre au compositeur qui est de l’ordre d'un intangible à côté duquel il est impossible de passer.

13. 20220302 - Sarabande

“12”, le dernier morceau sorti avant sa mort, est une composition obsédante sur la mortalité et tout ce qu’on est obligé de laisser derrière soi comme des croquis inachevés sur une table à brouillons que le vent va souffler lentement par la fenêtre. SAKAMOTO aurait pu choisir de construire ou d’embellir cela dans ce morceau, mais au lieu de cela, il opte pour une performance fidèle, qui respecte son esprit. 

14. The Sheltering Sky

Le thème de cette adaptation par Bertolucci de ce journal de voyage en Afrique du Nord, écrit par Paul Bowles - au titre fantastique et hautement déprimant - ne donne pas d’indication claire sur le “sang et les excréments” qui marquent l’apogée précoce du roman, mais il y a certainement un sous-texte sinistre qui innerve lentement le boyau perforé de la chanson. Cela reste un morceau charmant. 

15. 20180219 (w/ prepared piano)

Dans le film Opus, on voit SAKAMOTO réajuster avec méticulosité les pinces accrochées aux cordes au milieu de son piano, appuyant avec ses doigts et les paramétrant pour s’assurer que le son corresponde à ses recommandations précises. La chanson qui en résulte, exclusive au film, est le seul morceau qui n’est pas retranscrit avec une parfaite clarté de ton. Les pinces donnent aux lents blocs de cordes la qualité râpeuse d’un râle d’agonie sombre, c’est sûr, mais loin du désespoir. 

16. The Last Emperor

L'oeuvre qui a solidifié le statut de SAKAMOTO en tant que géant moderne de la composition, la partition pour le film de Bertolucci (1987) gagna l’Oscar de la meilleure BO (SAKAMOTO partagea la récompense avec David Byrne et Cong Su).

17. Trioon

La seule réelle incartade dans Opus où SAKAMOTO explore un territoire expérimental. Extrait de Vrioon (2022, un des nombreux albums collaboratifs avec le compositeur allemand Carsten Nicola, a.k.a Alva Noto), “Trioon” est un de ces morceaux dans lesquels notre héros craque les cordes et les mélodies pour s’éloigner de leur contexte original et les réintroduire avec une sensibilité proche du ballet. Ici, cependant, on assiste à des références légères aux origines ambient de la chanson: un sifflement électrique qui perd de son importance au fur et à mesure du morceau, mais qui prodigue une accélération de bruit blanc, avec un ancrage de ces sonorités au mileu des fantômes du passé. 

18. Happy End

Ici, SAKAMOTO évite les rythmes hautement dansants de “Happy End” (un morceau qui aurait été assez funky pour une interprétation en live par Yellow Magic Orchestra), transformant la mélodie en une ballade qui pourrait figurer dans la cérémonie de remise de diplômes la plus triste qui soit. 

19. Merry Christmas, Mr. Lawrence

A juste titre ou pas, le thème de 戦場のメリークリスマス (VF: Furyo, 1983) est le morceau le plus connu de SAKAMOTO, et peut-être pour toujours. Sa dimension mélodramatique le rend beaucoup moins subtile que son travail qui suivra. Cela dit, cette histoire de OSHIMA Nagisa autour d’un prisonnier de guerre anglais (campé par David Bowie) et de son géôlier sadique (joué par SAKAMOTO lui-même) n’a rien de subtil (on pourrait imaginer un bandeau déroulant “tension homoérotique” incrusté avec une police NEON à même le film). Dans des interviews récentes, SAKAMOTO a dit qu’il avait eu du mal avec ce score et qu'il avait eu l’idée de demander son aide à David Bowie pour trouver l’inspiration, mais il avait trouvé que ça n’eût pas été acceptable de le distraire de son rôle d’acteur. Aussi incroyable qu’une collaboration SAKAMOTO/Bowie pourrait paraître, c’est dur d’imaginer une BO plus parfaite pour accompagner ce film de Noël absolument queer.

20. Opus - ending

Ce morceau de clôture est celui qui ouvre BTTB (cf. supra). A la base une composition pour son opéra LIFE (1999), SAKAMOTO a puisé l’inspiration dans les morceaux de Bach (“La Passion de Mathieu”), de Satie (“Gymnopédies”), et d'un long temps d’attente dans un embouteillage. C’est la waltz en bouquet final, la fin parfaite à un album imparfait mais sincère. Opus est loin de former une compilation exhaustive des meilleurs hits de SAKAMOTO. Mais l’aperçu rare qu’il prodigue de l’esprit d’un maestro au moment où il fixe sans sourciller le fond des abîmes est plus précieux qu’il n’y paraît. »

Pour poursuivre le voyage, voir le superbe documentaire Tokyo Melody: un film sur Ryuichi Sakamoto, d’Elizabeth Lennard (présente pendant sa projection au festival Kinotayo, le 30 novembre 2024)

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