Live Report & interview musicale: Gillian Carter @ Le Klub (Paris), jeudi 3 avril 2025.
Le premier concert Headache Booking est fini depuis une heure. C’est un de ces moments screamo, à la magie DIY¹, bercé par un air frais mais doux, marqué par le début du printemps, un de ceux dont l’histoire se rappellera comme un des concerts les plus réussis, intenses et variés auquel j’ai assisté de mémoire vive:
Pluie Cessera, formation inclusive, a ouvert la soirée avec deux chansons twinkly², progressives, sincères et prometteuses
dans un deuxième temps, la team Karaba F.C, imprégnée de post-rock, d’emo et de post-hardcore, a joué, un peu sur la brèche, un set qui sort de l’ordinaire mais maîtrisé en mode acoustique, comme leur batteur n’était pas disponible ; à en juger par le sing-along, les cris d’encouragement et les applaudissements de la foule, une expérience résolument bluffante.
les espagnols de Crossed, dans une transcendance des genres, ont poursuivi de créer une atmosphère digne d’une trance colérique et rageuse dans Le Klub ; les gens qui ont découvert le groupe ce soir-là s’accordent à dire qu’ils venaient d’écouter une des successions de morceaux les plus convaincants, surprenants, et lourds de hardcore-metal à tendance black et emoviolence (screamo + powerviolence) depuis longtemps.
dans une cave sold-out³, le trio culte et légendaire Gillian Carter a proposé presque 40 minutes de leur répertoire screamo expérimental, en terminant avec deux rappels, ce qui atteste du bonheur qu'a ressenti tout le monde dans la salle de retrouver en live ce groupe révolutionnaire du genre, qui a livré une performance mémorable, constamment tournée vers le public, et au souffle épique.
Il est déjà minuit passé, et c’est techniquement un nouveau jour. Le leader, guitariste et frontman⁴ de Gillian Carter, Logan, me rejoint devant la salle après qu’il a chargé son équipement dans le tour van. Tellement gentil qu’il m’accorde une discussion, il s’asseoit avec moi sur le trottoir, faute d’un meilleur endroit. Je ne sais pas si c’est ça, le punk, ou quoi, mais dans tous les cas, je le vis comme une opportunité fondatrice de partager mon enthousiasme pour les musiques extrêmes en général, et pour Gillian Carter en particulier.
Le temps nous est compté, car le groupe doit prendre la route pour leur date suivante à Bruxelles. Mais de voir le regard de Logan briller à l’idée de notre conversation, j’ai l’impression que ça l’intéresse sans réserve que je lui pose quelques questions.
Je remarque son attelle à la jambe. Je le complimente d’avoir sauté autant pendant le concert, permettant à l’énergie hardcore du groupe de se propager auprès des spectateur-ices. Je lui demande ce qu’il s’est passé. “Un sale accident de jogging”, explique t-il. En gros, on a affaire à quelqu'un’un qui débute une tournée européenne de 13 dates en 13 jours avec un handicap à la jambe, qui a tout donné sur scène, mais qui trouve quand même le temps de parler à un français random aspirant journaliste.
Vous vous apprêtez à lire mon interview avec Logan.
Ruby - Rebienvenue à Paris !
Logan - Yo ! C’est une sensation incroyable d’être de retour !
R. - C’était quand, la dernière fois que vous étiez ici ? C’était comment ?
L. - Notre dernière fois à Paris remonte à 2018. Et je ne me rappelle pas le nom de la salle⁵. C’était complet aussi. On ne s’y attendait pas, c’était génial. On avait envie de revenir depuis tout ce temps. C’est un honneur d’être revenus. La soirée ce soir était incroyable.
R. - Le groupe existe depuis 20 ans. Comment est-ce que ce projet a débuté ? Tu écoutais quoi à l’époque ?
L. - Ça fera 20 ans en décembre prochain. Ça faisait un an et demi que j'essayais de monter un groupe de screamo. À ce moment-là, en 2004-2005, personne ne tentait de faire du screamo dans ma région, à Palm Bay, d’où je viens.
R. - [je montre à Logan mon t-shirt Gouge Away] Tu les connais ?
L. - Grave ! La Floride du sud ! C’est mes voisins ! On avait l’habitude de jouer souvent ensemble à l’époque.
J’ai toujours voulu monter un groupe de screamo. J’ai convaincu un pote à moi de faire un bœuf avec moi, parce qu’il n’aimait pas vraiment chanter. Mais je lui ai fait écouter Neil Perry. Ça l’a décidé. J’étais également à fond dans Orchid, Pageninetynine. Il y avait un groupe du nom de Beneath Low Flying Planes, qui venait de Melbourne (Floride). Je les ai vu à un concert dans le coin, et j’ai halluciné. Je me suis dit: “Je veux un groupe comme ça.” On s’est lancés pour mon anniversaire, le quinze décembre 2005.
R. - Beaucoup de vos morceaux ont une structure post-rock. As-tu des inspirations de ce genre également ?
L. - À nos débuts, j’écoutais beaucoup Godspeed You Black Emperor!, Explosions In The Sky. Il y avait un groupe, Crusades, de Melbourne (FL): ils faisaient un mélange de EITS et d’un son distordu ultra-crade. Beaucoup de nos sons viennent de ça.
R. - À propos des splits produits avec d’autres groupes (Ghost Aviary, Henrietta, Echo Base, Coma Regalia, eyelet), est-ce que c’était des vraies collaborations, ou vous avez fait ça à distance ?
L. - Tous nos groupes sont amis. On voulait faire des splits ensemble. J’ai joué de la basse dans Ghost Aviary. Mon ami Timmy, qui jouait aussi dans ce groupe en tant que batteur, m’a demandé si je voulais faire un split avec Gillian, et j’ai dit oui. À partir de là, c’est une histoire marrante, les chansons de ce split étaient la première fournée qu’on avait écrite depuis longtemps, car on avait fait un genre de break. Le split avec Henrietta et Echo Base s’est fait par amitié, on s’est dit: “faisons des splits”. C’est comme ça que ça s’est passé.
R. - Dans vos artworks d’album, il y a une sorte de cohérence. Ça commence par une maison, puis des images de ciel nuageux, la mer, une grotte, et des natures mortes. Était-ce une décision de ta part de partir dans ce genre de DA?
L. - Plutôt oui que non. Pour la pochette de notre premier album, The Flood that came after the Storm, notre bassiste a pris une photo transparente de la Lune, et quand vous glissiez notre CD par dessus, les paroles de nos chansons apparaissaient ; dingue, ce truc qu’il a inventé. La pochette du deuxième, Having Lost…, a pour origine une photo que j’ai prise en voiture en rentrant chez moi. J’ai toujours su que j’allais l’utiliser comme pochette. Lost Ships Sinking With The Sunset avait déjà un titre et des paroles, puis notre pote Chris a pris cette photo. Je lui ai demandé: “Mec, on peut l’utiliser?” Et il a dit oui. Dreams of Suffocation, à la base, a eu onze œuvres d’art proposées qu’on a refusées. À chacune d’entre elles correspondait un titre d’album. Au final, quand on a décidé, j’avais le nom de l’album en tête, et un pote à moi, Brandon Geurts, avait fait un tas d’illustrations, de dessins, de peintures, qu’on a utilisé-es pour la pochette avant, la pochette arrière, l’intérieur et même les étiquettes, dans une cohérence avec les thèmes de l’album. Même chose pour ... This Earth Shaped Tomb: je suivais l'artiste, Adam Burke. J’avais déjà le titre de l’album, je n’étais pas sûr par rapport à l’artwork, puis j’ai vu ça. Rebelote, le dernier CD, Salvation Through Misery, c’est un design de George Martin, avec qui j’ai pris contact, en lui disant: “La vérité, ton travail est l’incarnation la plus parfaite de l’album”. On s’est captés et il a produit le truc. En général, c’est ça le processus.
R. - Selon moi, votre premier album rappelle Le Livre de la Révélation/L'apocalypse de Jean, et en même temps, c’est épistolaire. Qu’avais-tu en tête quand tu as mêlé la fin du monde avec le fait d’écrire des lettres dans le même CD ?
L. - Le thème central du CD porte sur ce moment où, en grandissant, tu te fais un sang d’encre à propos de choses chelous, dont tu te rends compte ensuite qu'elles n'avaient aucune importance. La dernière chanson a été écrite pour le groupe d’un ami avec lequel on jouait tout le temps, Thank You For Astronauts, de Saint Cloud (FL). Ils étaient en train de se séparer, et je l’ai appelé Thank-You For The Memories, d’après leur nom.
R. - Votre deuxième CD donne l’impression d’un récit initiatique. C’est intime, personnel, mais par concomitance, c’est un appel à la solidarité et au collectif. Tu voulais inspirer les gens, ou c’était ton feeling du moment ?
L. - C’était principalement juste moi qui déversais mon bordel sur papier. Si ça a pu inspirer des gens, très bien !
R. - Votre troisième LP contient huit morceaux qui parlent du temps qui passe, de la vie quotidienne, de la mélancolie. Tu voulais raconter une histoire spécifique, ou bien c’était juste de la matière noire ?
L. - Pour vous expliquer de quoi ça parle: je me sentais vraiment paumé, comme un bateau qui a perdu son cap.
R. - LP #4 prend un chemin un peu meta: This Title Means Nothing⁷, des titres de morceaux construits avec un syntagme⁸ puis des parenthèses. Ça crée du mystère. Tu peux expliquer cette technique auto-réflexive où tu t’exprimes tout en mettant le curseur sur à quel point c’est une démarche difficile ?
L. - Ça vient de beaucoup de frustration musicale, d’essayer de faire des tournées, de gérer de front la vie et le boulot. J’ai beaucoup parlé à des amis qui sont musiciens, tout le monde commençait à se sentir frustré à cause de la musique. Par conséquent, l’album a pris racine dans ces rêves que tu convoites à tel point qu’ils te bouffent, t’écrasent. “This Title Means Nothing” ou (Fuck Everything) One Day I'll Die⁹ parlent carrément de cette lutte où tu oublies pourquoi tu as commencé la musique à la base, et de revenir à cette sorte de pureté des débuts.
R. - L’album 5 parle d'illusions perdues et tourne pas mal autour de la mort. C’est également celui avec le plus grand nombre de morceaux. Tu avais un surplus émotionnel comme une cocotte-minute, ou c’était juste une autre étape dans ton développement créatif ?
L. - Cet album s’apparente à de la terreur existentielle, vu l’état du monde et la manière dont les êtres humains se comportent sans la moindre notion de justice les uns envers les autres. Le nombre élevé de morceaux s’explique car on faisait beaucoup de splits à ce moment-là, on était dans cette mentale de mettre toutes les chansons qu’on avait écrites dans un seul album.
R. - Votre sortie la plus récente semble désabusée. Comment fais tu pour dompter ces sentiments négatifs pour les transformer en positif, comme en faire de la musique ?
L. - J’étais dans un tunnel sans fin à cette période-là. C’était la COVID. On a produit des chansons entre 2018 et 2022, mais elles ont réellement pris forme pendant la pandémie. On était tous isolés. C’est également en partie un album de pré-séparation. On devait faire face à des trucs chelous, par exemple des amis à nous avaient des problèmes de drogues. Un pote à moi est mort.
R. - Sur une note positive: j’ai fait écouter à une amie qui ne connaît pas du tout le screamo le morceau Dialogue. Ça lui a donné envie de commencer un texte. Comment réagis-tu quand tu apprends que tu donnes de l’inspiration, de l’énergie aux gens, sur CD ou en concert ?
L. - Pour être très terre-à-terre, le fait que qui que ce soit s’intéresse au groupe me donne du baume au cœur et me fait halluciner, parce que franchement, quand j’ai lancé le groupe, je n’aurais jamais parié un kopeck qu’il durerait plus d’un an. Si des gens de près ou de loin peuvent s’identifier aux trucs dont je parle ou que je traverse, ça veut dire que personne n’est seul sur cette planète. Si je réussis à inspirer quelqu’un à créer, c’est incroyable.
R. - Il vient d’où, le nom du groupe ?
L. - Si j’avais su que le groupe tiendrait plus d’un an, j’aurais choisi un autre nom. Mais il me semble que j’avais entendu ça dans des paroles d’une chanson d’un groupe appelé Allegory Of The Cave, et il s’avère que jamais ils n’ont prononcé ce nom, évidemment ! C’était trop tard pour changer l’URL sur Myspace.
R. - Tu aimes le cinéma ? Tu as des recommandations ?
L. - Oui ! Avant, j’avais un top 3, mais j’ai l’impression que mes goûts ont changé au fil des années.C’était Gummo¹⁰, Rushmore¹¹, et Eyes Wide Shut¹². Maintenant, j’aime encore ces films, mais je me suis pris de passion pour John Cassavetes. Je garderai quand même ces trois-là dans mon top, tiens, pourquoi pas !
Ça défonçait ! Merci d’être venu, le show de ce soir était trop bien !
[Fin de l’interview]
Un grand merci pour ton temps et ton implication, Logan ! Prends soin de toi !
¹ Do It Yourself
² technique de guitar hyper-rapide, souvent caractéristique du screamo
³ qui affiche complet
⁴ leader et chanteur
⁵ C’était au bar La Comedia-Michelet (Montreuil), lieu boycotté depuis par les orgas et les groupes depuis que ça s’est su que son patron a agressé sexuellement une employée.
⁶ direction artistique (tout ce qui concerne les visuels), ndlr
⁷ ”Ce titre n'a aucun sens” - ma traduction, ndlr
⁸ en linguistique, groupement de mots réunis dans une unité de sens
⁹ “(Nique tout) Un jour je vais crever” - ma traduction, ndlr
¹⁰ Harmony Korine, 1997
¹¹ Wes Anderson, 1998
¹² Stanley Kubrick, 1999
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