Chronique expérimentale: The Matrix, des Wachowski (1999)


Chroniquer un film comme The Matrix, 25 ans après sa sortie, me paraissait une entreprise presque insurmontable, tant le film s'inscrit comme un marqueur fondamental dans ma cinéphilie.
 
Découvert en VHSenregistrée depuis Canal+ lors de sa diffusion en 2000-2001, lorsque j'avais 11-12 ans, le premier opus de la saga des Wachowski est un film de chevet, un comfort watch. Je ne compte plus les visionnages en DVD et en VOD. Ce rapport intime entretenu avec cette œuvre, dont les suites éclairent la dimension prophétique et visionnaire, je l'ai nourri de lectures et de podcasts:

° Matrix Trilogy de Rafik Djoumi, ouvrage hors-série, concis mais exhaustif, publié chez Rockyrama en 2020 ; à savoir que l'auteur a également été en charge du site web Matrix-happening, forum de publications d'articles et d'échanges entre aficionado.as, mis en chantier en anticipation de la sortie de  The Matrix Reloaded, soit entre 1999 et 2003

° Lily et Lana Wachowski - La Grande Emancipation (2019) d'Erwan Desbois (aux éditions Playlist Society), qui décrypte la filmographie du duo à travers le prisme de la phénoménologie (capacité à "connaître" le monde), et le féminisme intersectionnel (gender studies, représentativité, lutte contre les oppressions systémiques)

° Total Trax, podcast qui analyse les musiques de films, pour mieux mettre en perspective les choix esthétiques opérés par les artistes et les grands enjeux thématiques des métrages mis en exergue

° La Saga, réunion de passionné.es composée d'animateurs-socles et d'invités variés, qui se veut une mise en contexte des films sériels, avec narration de leur genèse, anecdotes de tournages et retours d'expérience d'un point de vue de spectateur.ices.

° Sleazoids, qui propose de diptyques décryptés back-to-back

C'est donc avec ce corpus que ma passion pour le lore de The Matrix dans son ensemble s'est intensifiée. Comment alors aborder le visionnage du film littéralement matriciel, en salle cette fois-ci, donc pour la première fois sur grand écran? Que faire de ce bagage louvoyant entre théorie et influences d'opinions, si l'envie allait me prendre de chroniquer The Matrix à ma façon, en tentant d'en conserver la découverte originale ? 

Il ne m'a pas fallu longtemps pour trouver une solution et un angle d'approche: de chez moi, assez loin de Paris, je pris le train en écoutant de la musique et en ne pensant pas au MK2 Bibliothèque vers lequel je partis vers 18h35 pour une séance à 19h45. Arrivé pile à l'heure pour le début de la séance, haletant je jetai un œil observateur sur la grande salle B.

Un public iconoclaste s'asseya comme moi dans la "cinema room", que peuplaient personnes âgées¹, et une cohorte plus jeune². Dans ce mélange de générations, je fis également le constat d'un certain rapport à la consommation, lorsqu'il s'agit de faire une expérience en salle: le calme d'une grande partie du public le disputait aux bavardages, aux mangeurs de pop-corn et aux utilisateurs de smartphone (dont je fais partie), là pour immortaliser avec un post sur réseau social, ce qui à l'époque de la sortie du film n'était destiné qu'à des cellules grises³. En somme, toute la dimension transitoire et transitionnelle du film sur le point d'être projeté se ressentait dans la variété du public au rendez-vous.

Je me souvins parfaitement de The Matrix, n'ayant pourtant jamais eu l'occasion de le voir autrement que sur une TV⁴, lorsque le "Main Title" de Don Davis fit retentir ses premières notes, et que le logo en vert de Warner Bros. Pictures, puis celui de Village Roadshow Pictures, ces deux titres de société de production portaient déjà des traces de lignes de codes. Conjugué à l'imparfait, tout était donc déjà présent, peut-être futur et en même temps passé, avant même que la diégèse ne débutât. 

Il serait trop ambitieux de ma part d'analyser chaque scène d'un film de 2h11, et comme indiqué précédemment, il existe une myriade de contenu sur The Matrix. Cependant, je souhaiterais analyser en détails le début du film. Ce que je vous propose, c'est de me suivre dans le "rabbit hole" qu'a été ma redécouverte du film dans la salle du MK2 Bibliothèque, aventure pendant laquelle je tâcherai de rendre compte de mes prises de notes, en mobilisant certaines de mes connaissances récoltées dans le corpus évoqué plus haut, et enfin avec des remarques linguistiques, dans une approche comparative. 

J'espère que cela vous donnera des clés interprétatives pour réfléchir au film selon votre propre sensibilité, et que vous aurez envie de (re)voir le chef d'œuvre des Wachowski à l'aune de cette chronique.

Si vous n'avez jamais vu le film, malheureusement cette chronique contient des spoilers.

Le film débuta avec cette lampe-torche aveuglante du premier plan. J'eus un appel de l'analogue. Ainsi, je sortis mon carnet de notes et commençai à en prendre à la lumière entre le vert et le blafard du néon EXIT situé juste derrière moi, comme je m'étais assis au dernier rang, près de l'entrée/sortie - proche de la porte⁶. Premier morceau de bravoure, dans l'hôtel O'er The City⁷, le moment où Trinity confronte des flics, lorsqu'elle s'envole pour les neutraliser et prendre la fuite⁸, le Main Title de la BO prend fin et, en rupture, pour traduire le suspense et les battements de cœur du personnage, débute la partie musicale “Trinity Infinity”, avec des accents de pianos qui, similairement, caractériseront 15 ans plus tard la BO de Sense8⁹. Trinity, combattante au passing féminin certain ("one little girl"), dispose néanmoins de caractéristiques hors-normes, soit des cheveux courts gominés, un outfit de cuir longiligne et musculeux ; surtout elle est dotée de techniques de combats et de survie proches du surhumain. Je compris alors pourquoi ce film est propice aux pop-corn: des personnages iconiques, représentatifs de minorités, immédiatement identifiables, qui évoluent dans un monument du film d'action - quelque chose d'infini, comme le suggère le titre du morceau de Don Davis. 

La scène d'évasion de Trinity nous introduit également à l'antagoniste majeur du film, l'agent Smith, dont on a du mal à identifier le camp dans lequel il opère, lui qui informe le chef de la police que ses hommes sont "déjà morts", qui sait que poursuivre Trinity est vain. Il laisse cette tâche inconséquente à des subalternes, se posant ainsi comme une sorte de leader autoritaire qui organise et délègue les chasses aux "personnes"¹⁰. 

A l'issue de cette introduction, le succès de l'évasion de Trinity impulse définitivement la dynamique entre analogue et digital, symbolisée par le téléphone de la cabine, qui permet aux rebelles de s'extraire de la Matrice, là où la Matrice regorge de téléphones portables, et leur fonctionnement informatique. On apprend qu'il existe une taupe qui officie pour les agents, comme pour annoncer le sous-genre du heist-movie (film de casse), qui sera développé plus tard¹¹. On entre ensuite dans l'objet-téléphone, pour déboucher sur l'écran PC de la prochaine cible à traquer pour les agents¹². 

On a alors affaire à un film de rébellion contre les oppressions systémiques. Thomas Anderson, programmeur pour une entreprise capitaliste le jour, également Neo, hackeur la nuit, est réveillé par des messages Internet qui lui intiment de se réveiller, qui l'informent que la Matrice en est possession de lui¹³, et qui lui conseillent de "suivre le lapin blanc"¹⁴. Après s'être écrié "What the hell?", comme une première illustration verbale de la dichotomie entre utopie/dystopie (ou paradis/enfer), Neo lit un dernier message prophétique ("Knock, Knock"), et se retrouve sollicité à sa porte, à laquelle un groupe interlope vient physiquement de toquer, alors qu'on semblait être dans le monde virtuel de la Matrice. 

Neo fournit à ces importun.es un disque de hacking tout droit sorti de sa copie physique de l'essai Simulacre et Simulation de Jean Baudrillard¹⁵. Analogue et digital fonctionnent ici encore de concert. Neo est complimenté par un "Hallelujah. You're my savior, man. You're my personal Jesus Christ", formulation ambigüe s'il en est¹⁶ autant que symbolique¹⁷.

Groggy dans son état entre conscience et sommeil, Neo verbalise cet entre-deux, ce à quoi on lui enjoint de prendre de la drogue, "la seule manière de planer". Il est ensuite invité à "se débrancher" ("You need to unplug"). Il suit le groupe dont une des membres¹⁸ porte un tatouage de lapin en noir et blanc, confirmant que toute une infrastructure renégade underground est en train d'agir contre le système, et que Neo est en passe de devenir une de leur recrue¹⁹. Le score de Don Davis mis en veille dans cette séquence laisse de la place à de la musique intradiégétique: Follow the Black and White Bunny de Jr.X, qu'écoute Neo dans son sommeil juste avant qu'on ne toque à sa porte  ; Dragula de Rob Zombie²⁰ dans la discothèque où Neo rencontre non pas seulement Trinity, qui le cherchait depuis très longtemps, mais il rencontre "The Trinity"²¹. 

Frappante par ses fêtards aux costumes BDSM et cyberpunk²², la scène de la discothèque permet une première interaction entre héros et héroïne. La nature de ces échanges est éminemment genderfluid, où Neo "croyait que [Trinity] était un mec", ce à quoi elle répond que c'est ce que pensent²³ la plupart des gens. Fluidité, mais aussi transition(s), autant dans son acception identitaire du mot que dans ce qu'il traduit ou trahit la porosité entre réel et rêve. 

Une sorte de morphing musical, que je vous invite à déguster, s'opère entre le morceau de la discothèque et l'alarme du réveil de Neo. On ne saura pas s'il a rêvé les scènes précédentes. Qu'elles aient effectivement eu lieu ou non, notre personnage principal sort de sa torpeur à jamais changé, ce qui va le submerger d'un sentiment d'aliénation dans la scène suivante, sur son lieu de travail à Metacortex²⁴, lui qui avait été d'ailleurs récalcitrant à sortir faire la fête, car il avait du boulot le lendemain.  

Habité par la question qu'il a posé à Trinity la veille ("What is the Matrix?), en retard après la bringue, Neo est écrasé par son persona factice de Thomas Anderson, lorsque son chef t'admoneste en insistant sur son nom. Il est forcé dans un rôle de doublure de lui-même: Thomas, Tʾōmā (qui signifie "jumeau" en araméen) permet de faire un parallèle entre Neo et l'agent Smith²⁵. Thomas est également un prénom marqué par sa valeur sainte, qui insiste encore sur la dimension métaphysique de l'intrigue. Le boss insiste pour l'appeler "mister", comme pour forcer Neo à entrer dans la norme ("if an employee has a problem, the company has a problem"), entre aliénation et assimilation. Enfin, Neo est un "fils différent", ou  un "autre fils" (de l'allemand "ander Son"), ce qui permet l'hypothèse d'un parent (ici la société capitaliste inhérente à la Matrice) qui cherche à sculpter sa progéniture symbolique pour qu'elle devienne lisse, acceptable, intégrée, agrégée.

On est précisément à 12 minutes du film, lorsque tout bascule: par FedEx, Neo reçoit un téléphone portable, de la part d’une figure paternelle incarnée par Morpheus (a.k.a. Dieu du sommeil), qui va tenter de l’extirper de l'arrestation imminente sous le coup duquel il est. 

Prenant conscience du piège dans lequel son "dead-end job" (travail-impasse) l'a fourré, on bascule dans un film de conspiration inspirée de la paranoïa et des grands imbroglios politiques des années 70, orchestré par le retour du score de Don Davis et ses cordes inquiétantes. Dans cette scène aux allures classiques, Neo suit les directives de Morpheus comme un clandestin (et confirmé plus tard comme un "esclave") pour échapper aux agents. Et Neo de s'écrier: "Why is this happening to me? What did I do? I'm nobody. I didn't do anything?", traduit dans les sous-titres par: "Qu'est ce que j'ai fait pour mériter ça?". Cette articulation entre l'être et le faire, Neo y est confronté sur la corniche où il tente son évasion; hélas, par manque de bravoure face au vertige physique, mais surtout ontologique auquel il doit faire face, il est appréhendé. A travers un plan au ralenti sur le rétroviseur de la moto de Trinity, on le voit se faire pousser dans la voiture des agents. Un plan panoramique rapide de l'autre côté du rétro échoue sur le visage de Trinity qui s'écrit: "Shit". 

On est à 16 minutes du film, et l'image de Neo est diffusée sur une quinzaine de téléviseurs dont on ne sait qui est le voyeur²⁶. Il est en garde à vue. Toute la brillance des Wachowski dans cette scène d'interrogatoire réside dans la digestion et la réappropriation de moments cinégéniques cultes:

° il y a dans la désinvolture de Neo quelque chose d'Alex Lelarge dans A Clockwork Orange de Stanley Kubrick (1971)

° il y a dans le viol de son intégrité physique quelque chose hérité des films body-horror, notamment Alien de Ridley Scott (1979) et Akira de Otomo 

Mais, non contentes de synthétiser cet héritage, les Wachowski s'inscrivent dans un certain Zeitgeist²⁷. Elles nous offrent également un moment de terreur pure entre SF et fantastique/épouvante, lorsque Neo se retrouve muselé à la bouche²⁸ par une sorte de bâillon parasitique suffoquant. Mention spéciale aux effets spéciaux par ordinateur (CGI) toujours opérants du feu de Dieu un quart de siècle plus tard. 

Réveillé en sursaut en pensant à un cauchemar, Neo reçoit un coup de fil sur son téléphone fixe. Morpheus lui indique qu'il serait l'Elu, instiguant ce mystère très particulier entre film de superhéros et spiritualité mystique. En écho à ce réveil forcé, on peut penser à l'autre chef d'œuvre que constitue Dark City d'Alex Proyas (1998), film-cousin de The Matrix. Neo est récupéré en voiture dont le modèle est typique des films noirs, sous un pont, par une équipe composée de Trinity, Switch et Dozer, alors qu'une pluie urbaine faite de lumière d'éclairages publiques et de codes verts déjà montrés à l'image participe à créer cette atmosphère rétro-futuriste où Switch, qui menace Neo avec un flingue²⁹, lui dit: "our way, or the highway", puis Trinity: "You know that road. You know where it ends". 

Acceptant de faire confiance à Trinity, Neo se fait "décontaminer", dans une scène tout aussi brutale que celle de l'interrogatoire, où les Wachowski réitèrent leur référence à Alien, ici la fameuse séquence du Chestbuster. Malheureusement pour Neo, comme dans le film éponyme de Carpenter: "that thing is real".

Il reste +/- 1h50 de film de ce film trans-genre.

...

Pour aller plus loin: Generation Matrix de Benjamin Clavel (2023)

¹ qui ont sûrement profité de The Matrix en salle en 1999, ou pas

² dont le rapport à The Matrix a sans doute été comme le mien, en support physique DVD - de l'importance de l'objet-disque dans le film - ou en VOD - de la pertinence du streaming, du cloud, de l'internet encore à ses balbutiements en 1999, mais avec lesquels la génération Y dont je fais partie a grandi

³ celles du moment présent et de la création de la mémoire, ou de souvenirs

⁴ objet-totem récurrent dans toute la saga

⁵ sur fond d'un ciel apocalyptique comme celui plus tard diffusé par Morpheus sur une Radiola Television - Deep Image lors de la scène explicative du "désert du réel" à destination de Neo et de son tandem - nous, le public endormi?

⁶ lieu transitionnel, en cohérence avec la dimension queer du film. 

 écho à Over the Rainbow dans The Wizard of Oz de Victor Fleming (1939), qui ne sera pas la seule saillie intertextuelle du film

⁸ avec l'héritage déférent des films hong-kongais de Wu Xia Pan (d'où le "kung-fu, wire-fu, gun-fu" - je cite Sleazoids)

⁹ série séminale au suspense constant et à la fluidité de genre dont The Matrix est l'instigateur.ice  ; en ce sens, ce film, aux accents mathématiques, est non-binaire

¹⁰ on pourrait dire "chasse à l'homme", ou "aux hommes", mais ça serait réduire le caractère genderfluid du film

¹¹ The Matrix a alors des accents de thrillers et de NEO-noir - ha!

¹²  le film offre une alternance ténue entre le point de vue ces opérateurs de la Matrice, et celui des "humains"

¹³ la tagline promotionnelle "The Matrix has you" étant un élément significatif de la diégèse

¹⁴ Cette référence à Alice In Wonderland, de Lewis Carroll (1865), suggère la thématique du rêve, du labyrinthe, des croque-mitaines, du récit initiatique

¹⁵ qui plus est, à la page "Sur le Nihilisme" - ce livre philosophique, les acteurs et actrices du film ont été ordonné.es de le lire par les Wachowskis

¹⁶ Neo est-il un mec, ou même humain?

¹⁷ le trope de l'élu marqué par les prophètes monothéistes

¹⁸ appelée Dujour - voir la lumière?

¹⁹ nom féminin - ici, le français permet une perspective non-binaire à la caractérisation de Neo, là où l'anglais emploie des substantifs aux valeurs neutres, donc d'un certain point de vue également non-binaire

²⁰ metal (genre musical mais aussi matière) industriel (dimension architecturale froide)

²¹ si tôt dans le film, le sous-texte religieux va aussi vite qu’un Speed Racer - ha!

²² héritage de Blade Runner de Ridley Scott (1982)

²³ en sous-texte: à tort

²⁴ = transcender les limites du cerveau 

²⁵ j'en appelle aux costumes cravates que les deux portent

²⁶ nous, spectateur.ices? une présence omnisciente? les personnes qui ont vu Reloaded le savent

²⁷ Morpheus est qualifié de "terroriste" ; Neo parle de "Gestapo shit" pour qualifier les méthodes des agents ; ces deux constats présagent l'ère post-11 septembre 2001 et la télésurveillance étatique de masse dans lesquelles la saga semble s'inscrire de manière visionnaire

²⁸ le score de Don Davis très Goldsmithien à cet instant s'appelle "Unable to speak"²⁹ pour corroborer la dimension neo-noir


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